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– Ah! madame, s’écria Clotilde, qui vous donne donc ce pouvoir sur moi, que je sois prête à vous obéir? Mon Dieu! mon Dieu! quelle femme êtes-vous donc?

– Voulez-vous le savoir? dit Fernande avec une profonde tristesse.

– Oh! oui, s’écria Clotilde, oui. Il y aura pour moi sans doute quelque enseignement dans ce que vous me direz.

– Et pour moi quelque soulagement, car vous me plaindrez: et ce sera la première fois depuis cinq ans que j’aurai demandé des larmes, que j’aurai invoqué la pitié; et cependant, depuis cinq ans, Dieu sait que j’en ai eu besoin.

– Oh! que je vous rende donc quelque chose en échange de tout ce que vous faites pour moi, madame! s’écria Clotilde; venez, venez, j’ai hâte de vous consoler à mon tour.

Et ce fut alors Clotilde qui saisit la main de Fernande, et qui l’entraîna vers l’aile du château opposée à celle où se trouvaient madame de Neuilly, madame de Barthèle et M. de Montgiroux.

Elles entrèrent dans une espèce de boudoir faiblement éclairé par une lampe d’albâtre. Clotilde ferma la porte pour que nul ne vint interrompre la confidence qu’elle allait recevoir, et, revenant s’asseoir près de Fernande:

– Parlez, dit-elle, j’écoute.

CHAPITRE XV

Il y eut un moment de silence, pendant lequel Fernande demeura immobile et le front baissé; enfin, comme si elle eût pris sur elle-même de commencer la pénible confidence qu’elle avait demandé à faire, elle releva la tête.

– Ne croyez pas, madame, dit-elle, que je veuille faire excuser ma conduite en me parant de qualités que je n’ai pas, ou en inventant des périls que je n’ai point courus, dit Fernande. Non, personne n’est pour moi, croyez-le bien, plus sévère que je ne le suis moi-même; mais il est bien rare qu’une femme distinguée devienne un sujet de scandale, sans rester aux yeux qui regardent le fond des choses un objet de compassion; il est bien rare qu’une femme tombe sans qu’on la pousse; sa faute est toujours le crime d’un autre, les circonstances seules font le blâme ou la pitié. On nous forme à la grâce, on développe des facultés qui n’ont d’autre but que de nous faire briller aux yeux du monde: l’éducation nous rend plus futiles et plus frivoles encore que la nature ne nous avait faites. Il semble, en nous élevant, qu’on nous élève pour un avenir de bonheur éternel et assuré; puis, tout-à-coup le malheur vient, et l’on nous demande les vertus nécessaires pour lutter contre ce malheur dont on ne nous avait jamais parlé. C’est à la fois de l’injustice et de la cruauté; l’ignorance du danger détruit le libre arbitre. Privée dès le berceau de la tendresse d’une mère, confiée à des mains mercenaires, je ne connus jamais ces soins attentifs qui disposent favorablement la jeune fille à la destinée de la femme, c’est-à-dire au devoir et à la soumission. L’indifférence des étrangers influe sur nous, surtout parce qu’elle nous isole; les liens de la parenté, la hiérarchie du sang, sont dans la maison paternelle, pour nos premières années, ce qu’ils durent être dans la société pour l’enfance du monde, le sacerdoce de tous les moments, la magistrature intime, la royauté naturelle. Ils nous accoutument de bonne heure au droit par le devoir, à l’autorité par l’obéissance, et dans la vieille tourelle où je suis née, au fond de cette Bretagne où les usages du passé se transmettent si fidèlement, où les traditions des âges révolus, comme des fantômes, apparaissent encore dans les âges présents, jamais le grand fauteuil héréditaire, trône de la famille, ne m’offrit, aux époques solennelles de l’année, le tableau d’un père et d’une mère qui tendent les bras à leur enfant, qui l’encouragent d’un regard humide de larmes, qui lui prennent des mains le bouquet que le jardinier a cueilli pour leur fête, et qui écoutent en souriant les vers que le maître d’école ou le curé ont composés pour cette grande occasion. Non, jamais l’année n’a fini pour moi dans la frémissante impatience de voir venir le jour du lendemain, afin d’ouvrir l’année suivante par l’accomplissement d’un acte pieux. Hélas! l’enfant qui ne peut commencer sa journée par demander à Dieu de longues journées pour ses parents, est voué au malheur dès le berceau. Le ciel est sourd à la voix de quiconque ne prie que pour soi: c’est un arrêt de la fatalité. Par qui cet arrêt a-t-il été rendu? je l’ignore; mais il a pesé sur moi, j’y crois, et je courbe ma tête, ne sachant pas à quel tribunal en appeler.

» Ce que je sais de ma famille par les femmes qui soignèrent mon enfance, c’est une transmission vague et incertaine concernant mon père et ma mère, transmission qui devient pieuse et authentique à mesure qu’on remonte dans le passé. Depuis l’échafaud révolutionnaire où monta mon aïeul, jusqu’au temps de l’indépendance bretonne où brillèrent mes ancêtres, la gloire du vieux château de Mormant apparaît rayonnante dans la brume des légendes et des traditions, et je fus bercée, je me le rappelle, par des récits d’histoires poétiques comme des contes de fées. C’est qu’en effet le fief avait eu ses temps héroïques, et que les actions d’éclat des sires de Mormant, chantées par les poëtes, étaient devenues la chanson de la veillée dans la chaumière du pauvre. C’est ainsi que les cœurs simples et droits des paysans bretons prolongent la reconnaissance; et, tandis que les novateurs des villes renient toujours le passé pour escompter l’avenir, eux se font de ce passé traditionnel une seconde religion.

» Je vous dirai donc mes souvenirs tels que je les retrouverai dans ma mémoire.

» Resté seul de sa famille en 93, protégé qu’il était sans doute par sa jeunesse, mon père dut vivre obscur et céder au gouvernement de son époque. La Bretagne tranquille, il prit les armes pour servir la France, et lorsque les princes de la maison de Bourbon vinrent en 1814 relever l’espoir des anciennes familles, le colonel Mormant, déjà vétéran de la vieille armée, quoiqu’il eût trente ans à peine, paré de son titre de marquis, qu’il reprenait en même temps que ses vieilles armoiries, reçut à la cour l’accueil le plus flatteur.

» Ce retour des Bourbons, cet accueil inespéré, qui promettaient à mon père un prompt avancement, et par conséquent un brillant avenir, ne lui firent point oublier les promesses qu’il avait faites avant la campagne de 1814. Il demanda un congé, revint en Bretagne, et retrouva la jeune fille noble et pauvre à laquelle lui-même, il avait, un an auparavant, engagé sa foi. Pendant quelques jours, le vieux château se ranima donc aux fêtes du mariage. La gloire militaire de l’Empire ajoutait un nouvel éclat aux vestiges de la vieille monarchie; le cœur féodal s’enorgueillissait de supporter les croix données par le poétique et national usurpateur. Tout présageait aux jeunes époux un avenir riche comme le passé, et l’on ne savait pas quel bonheur leur souhaiter que la réalité ne dût dépasser.

» Mon père conduisit sa femme à la cour. On lui fit un gracieux accueil; madame la Dauphine l’attacha à sa personne, et mon père alla rejoindre son régiment, avec la promesse d’une lieutenance-générale.

» Un jour, la nouvelle du débarquement de Napoléon au golfe Juan retentit par toute la France. Mon père accourut à l’instant même à Paris et se mit aux ordres du roi. On sait comment l’élan général du pays combattit le dévouement de quelques fidèles serviteurs. Le 16 mars, mon père fit partir la marquise pour la Bretagne, et, le 19, il partit lui-même, accompagnant son roi exilé.