» – Cependant, madame, repris-je, on admire mes peintures.
» – Parce que vous n’êtes pas dans la nécessité de les vendre; eh! mon Dieu! les amateurs font toujours des chefs-d’œuvre; mais croyez-moi, Fernande, peindre pour vivre, c’est autre chose que de peindre pour occuper son temps.
» – Mais j’ai entendu dire souvent qu’une voix étendue et souple, une bonne méthode et une organisation musicale, étaient de nos jours la source d’une immense fortune.
» – La fille du marquis de Mormant ne peut pas débuter à l’Opéra; d’ailleurs, je ne nie pas vos dispositions pour la musique, mais ce ne sont que des dispositions, après tout; il vous faudrait quatre ans, cinq ans encore peut être avant d’arriver à un début.
» – Pourtant, lorsque je chante dans le monde, les applaudissements sont unanimes, les transports que j’excite ressemblent à de l’enthousiasme.
» – Parce que vous êtes du monde, et qu’en vous applaudissant, c’est un hommage que ce monde envieux se rend à lui-même. On croit abaisser, en vous flattant, ceux qui sont artistes par état, et dont le monde impuissant et railleur jalouse incessamment les succès; mais que ces colossales réputations de salon se produisent au grand jour, elles viennent honteusement s’écrouler devant le vrai public, qui a acheté le droit de critiquer. Pour la justice des gens polis, il y a mille circonstances atténuantes qui motivent les opinions; vous avez des yeux qui vous donneront toujours raison dans le monde, quoi que vous disiez ou que vous fassiez; avec un de vos sourires, vous peignez comme Raphaël ou vous chantez comme la Malibran. Tout cela est vrai relativement pour chaque société; c’est une monnaie dont on se sert pour chaque salon, comme d’un jeton de société. Les grandes réputations ne s’improvisent guère, ma chère enfant, elles sont le résultat de bien des études, de bien des veilles, de bien des déceptions, de bien des dégoûts, de bien des chagrins, et la femme, montée à l’apogée de la gloire, radieuse et couronnée du prestige de sa réputation, a souvent perdu dans sa marche ascendante, et avant d’arriver au triomphe de son orgueil, les plus douces et les plus chères espérances de son cœur. Ne vous bercez pas de pareilles illusions, ma chère enfant; la vie obscure, la vie murée, est la seule qui donne le bonheur.
» – Eh bien, madame, à défaut de ces talents brillants, j’emploierai les talents utiles; je travaillerai à ces choses qui rapportent peu, mais dont l’humble produit est au moins certain; la pauvreté et les privations ne me font pas peur, et je les subirai, puisqu’il le faut.
» – Rêve, rêve que tout cela, Fernande. Vous avez lu ces choses-là dans les livres, et vous croyez qu’elles existent dans le monde. Vous copierez de la musique, vous broderez, vous ferez de la tapisserie! Pauvre Fernande! Mais c’est la misère ce que vous projetez, et la misère vous tuera. La misère, c’est la pente glissante qui mène au vice. Dans la misère, les facultés s’énervent, les résolutions fortes se détendent; on ne voit plus rien alors que sous l’aspect du besoin. Tenez, mon enfant, ne faisons pas un roman de la vie, qui a ses exigences matérielles; les vertus ne sont faciles qu’à l’abri du danger, et croyez-moi, Fernande, il est toujours sage d’éviter le combat.
» Mon cœur se serra par une impression indéfinissable; il me sembla que la froide réalité se rapprochait de moi et m’enveloppait comme les parois d’un tombeau.
» – Mon Dieu, m’écriai-je alors avec un accent qui devait exprimer toute l’anxiété du doute, mon Dieu, que faire?
» – De deux maux choisir le moindre, ajouta madame de Vercel.
» – Mais lequel est le moindre de ces maux? Donnez-moi donc un conseil, madame; éclairez-moi de votre expérience: que pense mon tuteur? qu’a-t-il résolu?
» – Votre tuteur, ma chère enfant! hélas! votre tuteur est plus à plaindre que vous.
» – Je ne vous comprends pas, madame. Parlez, au nom du ciel, parlez.
» – J’hésite à tout vous dire.
» – Mais enfin qu’y a-t-il donc?
» – Il y a que M. de C… est malheureux.
» – Malheureux! ce n’est pas pour moi, j’espère. Ma situation, toute triste qu’elle est, ne le touche en rien; elle ne peut qu’exciter sa pitié.
» – Vous avez tort de penser cela. Il s’est fait une habitude de vous voir; il s’est laissé aller étourdiment au charme de votre société; il n’a pas prévu qu’il arriverait un moment où la séparation serait terrible.
s – La séparation!… ainsi je dois vous quitter, quitter mon tuteur?
» – Non… oui… Je ne sais, il n’en sait rien lui-même; il lui est impossible de prendre un parti. Vous pouvez rester, et vous ne le pouvez pas. Je vous assure que la situation est véritablement alarmante. Quand j’ai parlé de votre départ, il a baissé la tête, et des larmes ont coulé de ses yeux.
» – Des larmes!
» – Oui, lui, le vieux soldat, l’homme qui a traversé les champs de bataille où gisaient ses meilleurs amis sans verser une larme, oui, il a pleuré comme un enfant, et cela à l’idée de se séparer de vous. Un instant il a regretté d’avoir payé les dettes de votre père. Cette somme était presque une indépendance pour vous.
» – Oh! non, non, la mémoire de mon père avant tout, grand Dieu! mais je ne comprends pas quel intérêt si puissant le comte prend à une pauvre orpheline qu’il a vue, il y a six mois, presque pour la première fois.
» – Quel intérêt! Vous ne comprenez pas? Vous ne comprenez pas qu’il vous aime, qu’il vous aime d’amour, que c’est une passion insurmontable, qu’il a fait ce qu’il a pu pour la combattre? Vous ne comprenez pas que maintenant son bonheur et sa vie dépendent de vous.
» La surprise mêlée de terreur que j’éprouvai à ces mots me laissa sans force; un éblouissement passa devant mes yeux, je sentis mes jambes qui tremblaient sous moi. Je tombai dans un fauteuil. Presque aussitôt, monsieur le comte de C…, qui sans doute guettait le moment, entra, portant sur son visage l’expression du plus grand trouble. Je fus effrayée et touchée à la fois; je sentis mon âme en proie tout ensemble à la reconnaissance et à la crainte. Alors commença une scène bizarre et terrible dont je n’ai plus qu’un souvenir confus, parce que je ne vivais qu’à moitié quand elle se passa. Le comte se jeta à mes pieds; sa douleur était-elle réelle ou feinte? Je n’en sais rien. Madame de Vercel, qui aurait dû me défendre, par sa présence du moins, me livra en se retirant. On profita de mes émotions, de mon désespoir, on fut sans pitié pour mes larmes, on resta sourd à mes prières. Le nom de mon père, invoqué avec des gémissements, ne put rien pour moi. Ma perte avait été résolue, elle fut effectuée. Le lendemain, j’étais la maîtresse de M. le comte de C…
Clotilde ne put retenir un cri à ce brusque aveu; mais aussitôt elle se hâta de réparer ce mouvement de réprobation involontaire en balbutiant quelques vagues paroles d’excuse.
– Pourquoi vous excusez-vous, madame? dit Fernande en secouant tristement la tête; votre terreur est toute simple, et, croyez-moi bien, elle ne me blesse ni ne m’étonne. Je n’ai pas des sentiments assez vulgaires pour essayer de me justifier par le crime des autres. Oui, sans doute, j’eusse été digne de pitié; oui, peut-être eussé-je mérité plus de compassion que de mépris, si tout s’était borné là, si je m’étais arrêtée dans ma dégradation; mais c’était chose impossible: on voulait ma perte tout entière. Ma chute était une action de la vie intime qui pouvait, à la rigueur, échapper aux regards du monde, et me laisser un refuge dans la société, aussi bien que dans ma conscience; mais la passion chez les gens frivoles n’est qu’à moitié satisfaite si la jouissance de la vanité ne la rend publique et scandaleuse. Il faut à l’homme du monde un bonheur envié: il fallait à l’orgueil du comte de C… l’holocauste de mes triomphes passés. Sous les yeux des princes qu’il regrettait, il eût caché sa maîtresse, il l’eût niée même; sous un régime qu’il regardait comme une époque de désordre social, il afficha la jeune fille qu’il venait de séduire. S’il eût eu vingt-cinq ans, j’eusse peut-être obtenu de lui le silence; il en avait cinquante, il a voulu faire des envieux. Moi, l’enfant noble, recommandée à son honneur par un père mourant sur le champ de bataille, en présence de l’armée française, il prit à tâche de m’habituer peu à peu à la honte; chaque jour un des voiles de ma pudeur native me fut enlevé. L’ancienne élève de Saint-Denis, celle à qui l’on promettait l’avenir des femmes chastes et heureuses, brilla, traînée par lui au grand jour, courtisane méprisée, adulée, montrée au doigt, sans bonheur, sans excuse, entraînée dans le tourbillon des plaisirs, s’étourdissant au bruit des fêtes, repoussant les souvenirs du passé, n’osant songer à l’avenir, et ne prenant pas même le temps de pleurer sur le présent.