» Mais au canon de juillet, qui annonçait la chute d’un trône, succéda bientôt la cloche du choléra, qui annonçait l’agonie d’un peuple. Le comte de C… fut une des premières victimes. On ignorait encore à cette époque si la maladie était contagieuse ou non. Tout le monde s’enfuit; je restai seule près du comte. Cette marque de dévouement dans une femme qu’il avait perdue le toucha sans doute; un notaire appelé reçut ses dernières dispositions. Ces dispositions m’instituaient sa légataire universelle.
» Écoutez bien, et voyez si je cherche une excuse à mes fautes.
» Les débris d’une fortune considérable, bien que compromise par le luxe désordonné des dernières années du comte de C…, pouvaient encore m’assurer une existence solitaire et modeste. Mais ce que m’avait dit madame de Vercel de l’influence que le passé étend sur l’avenir n’était que trop vrai; les habitudes du luxe et de la dissipation une fois prises, il faut un courage plus qu’humain pour rentrer dans l’obscurité. J’étais vantée par tout un monde de jeunes gens riches, beaux, spirituels, qui me plaçaient au-dessus de toutes les femmes, qui m’avaient élue reine de la mode et de l’élégance. Je commandais par des sourires, et chacun, comme un esclave attentif, se hâtait d’obéir à mon sourire. Partout où j’allais, je transportais avec moi la foule, la joie, le bruit, l’ivresse, le rêve éternel des enchantements, et cela dura jusqu’au jour où, regardant avec terreur autour de moi, je ne pus mesurer le chemin que j’avais fait, les hauteurs d’où j’étais partie et l’abîme où j’étais descendue. Il n’y avait pas d’illusion à me faire; j’avais beau me grandir des noms célèbres, antiques ou modernes, m’appeler Aspasie ou Ninon, dire que j’étais une étoile du siècle des Périclès et des Louis XIV, cette étoile, vue au télescope de la morale, perdait bien vite tout son éclat. Ces alternatives d’orgueil et de honte, d’élévation et d’abaissement, durèrent jusqu’au jour où je sentis entrer dans mon âme l’amour chaste, tendre, dévoué, profond, l’amour qui pouvait me rendre au passé et à l’avenir, au repentir et à Dieu, jusqu’au jour où je vis Maurice enfin.
Clotilde tressaillit malgré elle à cet aveu de l’amour de Fernande pour son mari. Celle-ci s’en aperçut.
– Oh! ne craignez rien, madame, dit-elle; oui, c’est à Maurice que je dois d’avoir retrouvé ma raison; mais Maurice a cessé d’être la pensée et l’espoir des jours qui m’attendent. Du moment où j’ai été introduite dans cette maison, du moment où j’ai respiré l’air que vous parfumez, du moment où vous avez pressé ma main dans la vôtre, tout a été fini. Je l’ai revu pour me raffermir encore. Je l’ai revu souffrant et presque condamné; qu’il soit sauvé, madame, mais sauvé pour vous seule. Avec la santé, la raison lui reviendra. Il appréciera votre vertu que fait mieux ressortir ma dégradation, votre pureté que ma honte rend plus adorable. Quant à moi, ma tâche n’est point encore accomplie ici, et je sais ce qui me reste à faire.
À ces mots, Fernande se tut, et il se fit entre les deux jeunes femmes un moment de silence; seulement, comme si Fernande eût continué de parler, Clotilde laissa entre ses mains, comme entre celles d’une amie, la main qu’elle lui avait tendue.
CHAPITRE XVIII
Ce silence était calculé de la part de Fernande; elle voulait laisser à l’étrange histoire qu’elle venait de raconter le temps de produire son effet; puis, lorsqu’elle vit la jeune femme bien pénétrée du côté douloureux de ce récit:
– Maintenant, dit-elle, vous savez où une faute peut conduire une jeune fille. Voulez-vous que je vous dise où cette même faute, qui alors change de nom et s’appelle un crime, peut conduire une femme mariée?
– Dites, reprit Clotilde en la regardant; dites, je vous écoute.
– Vous avez connu, au moins de nom, madame la baronne de Villefore, n’est-ce pas?
– Oui, je me la rappelle; c’était, autant que je puis m’en souvenir, une jeune et jolie femme.
– Charmante.
– Elle a cessé tout à coup de paraître dans le monde; qu’est-elle donc devenue?
– Je vais vous le dire, répondit Fernande. Madame de Villefore avait votre âge ou à peu près. Comme vous, il y avait deux ou trois ans qu’elle était mariée; son mari, sans avoir les qualités éminentes de M. de Barthèle, passait généralement pour un homme distingué. Il avait trente ans, un beau nom, une grande fortune, c’est-à-dire tout ce qu’il faut pour être heureux.
» Un jour, en voyant je ne sais quel drame, en lisant je ne sais quel roman, madame de Villefore s’imagina que son mari ne l’aimait point comme elle méritait d’être aimée; c’est toujours là le point de départ de toutes nos fautes, à nous autres pauvres femmes. L’orgueil nous souffle cette fatale croyance, que dans un corps plus faible nous avons une âme plus puissante. Puis, à peine nous sommes-nous laissées aller à cette idée, que nous cherchons autour de nous cette âme sœur de notre âme, qui seule peut nous donner le bonheur par l’harmonie de l’amour. Or, comme elle n’existe pas, ou que, si elle existe, des conditions antérieures rendent presque toujours de pareilles unions à peu près impossibles, il en résulte une de ces méprises où la vie et l’honneur sont également en jeu.
» Un jeune homme de la société intime de madame de Villefore s’aperçut des dispositions nouvelles de son esprit, et résolut d’en profiter. Il était beau, élégant, à la mode; il avait toutes les qualités extérieures qui font l’homme du monde; de plus, avec un cœur de pierre, le don des larmes porté au plus haut degré. À sa volonté, ses yeux devenaient humides, sa voix se gonflait d’émotion, C’était à lui croire l’âme la plus impressionnable qui fût sortie des mains de Dieu.
» Madame de Villefore avait une réputation de vertu qui jusque-là avait interdit à qui que ce fût la moindre espérance; mais jusque-là aussi madame de Villefore s’était crue heureuse et n’avait pas toujours souffert. Remarquez que je ne sépare point ici les douleurs réelles des douleurs factices, celles qu’on se fait à soi-même de celles que la Providence vous envoie. Toute douleur, qu’elle vienne du cœur ou de l’imagination, est une douleur, et celles que l’on croit avoir sont souvent bien autrement poignantes que celles que l’on a.