– Eh bien! monsieur? demanda l’amant, voyant qu’il était inutile de nier.
– Eh bien! monsieur, vous deviez ce matin remettre ces lettres à M. de Pommereuse; vous comprenez qu’il est plus convenable que vous me les remettiez à moi.
– Mais, monsieur…
– Attendez donc: aux mêmes conditions, bien entendu.
– Aux mêmes conditions? je ne comprends pas.
– Oui; vous alliez vous battre avec Monsieur de Pommereuse; au lieu de cela, vous allez vous battre avec moi.
– Mais monsieur…
– Ah! vous me devez quelque concession, monsieur, et j’ai des droits acquis pour être votre premier adversaire.
– Si vous le désirez absolument…
– Je le désire.
– Je suis à vos ordres, monsieur; que voulez-vous?
– Montons chacun dans notre voiture, prenons chacun notre valet de chambre; j’ai mes pistolets, vous avez probablement les vôtres; dans une heure, derrière le Ranelagh.
– Mais mes témoins, qui vont venir me chercher, et qui ne me trouveront pas?
– Ah! vous aurez une si bonne excuse à leur donner, que les gentilshommes les plus exigeants sur le point d’honneur s’en contenteraient.
– Il faut faire ce que vous voulez, monsieur.
Les deux hommes se saluèrent.
À son lever, madame de Villefore reçut un paquet cacheté des mains du valet de chambre de son mari. Elle l’ouvrit et trouva ses lettres. Seulement l’enveloppe était tachée de sang, et une déchirure singulière les traversait toutes, depuis la première jusqu’à la dernière.
– Qui vous a remis ce paquet? dit-elle; n’est-ce point monsieur de Pommereuse?
– Non, madame, répondit le valet de chambre.
– Et si ce n’est-lui, qui donc alors?
– Monsieur le baron.
– Quand cela?
– Au moment de mourir.
– Au moment de mourir!… Que dites-vous?
– Je dis que monsieur le baron s’est battu en duel ce matin et qu’il a été tué.
– Tué, mon Dieu!… et par qui?
– Par monsieur Fabien de Rieulle.
Clotilde poussa un cri d’effroi, et Fernande, pour ne pas la distraire des impressions que venait de produire sur elle le terrible récit, se leva et s’approcha de la porte pour sortir.
Mais sur le seuil, elle rencontra madame de Neuilly.
CHAPITRE XIX
– Ah! dit madame de Neuilly, ce n’est pas malheureux, et je te retrouve enfin. Dieu merci, ce n’est pas faute de t’avoir cherchée et demandée à tout le monde, mais tout le monde ignorait ce qu’était devenue ma mystérieuse amie. On l’avait bien vue s’éloigner avec Clotilde, mais on ne savait pas dans quel coin vous étiez allées vous faire des confidences qu’on me refuse à moi, quoique la première en date, et quoique ayant par conséquent des droits antérieurs. Eh! mais, où donc est Clotilde?
– Me voici, madame, dit Clotilde en se levant et en venant au secours de Fernande, qui avait fait ce qu’elle avait pu en se plaçant devant elle pour cacher à madame de Neuilly le visage pâle et altéré de la jeune femme; avez-vous quelque chose de particulier à me dire?
– Mais ne peut-on chercher les gens sans avoir quelque chose de particulier à leur dire, surtout lorsque la personne qu’on cherche est une amie d’enfance? oui, amie d’enfance, quoiqu’en vérité Fernande ait quelquefois l’air de ne pas me reconnaître.
– Madame, dit Fernande, un des premiers devoirs que je me suis imposés, et auxquels j’ai promis de ne manquer jamais, c’est, en renonçant à mon nom paternel, d’observer toute la distance qui me sépare des personnes que j’ai connues dans un temps plus heureux.
– Que parles-tu, ma chère, d’un temps plus heureux; et que te manque-t-il donc, je te prie, pour être heureuse? Tu as des chevaux, une voiture, un train qui annonce cinquante mille livres de rente; un appartement magnifique, à ce qu’on assure, dans la rue Saint-Nicolas, un des plus beaux quartiers de Paris, peu aristocratique, c’est vrai; que veux-tu, ma chère, c’est le quartier des gens d’argent. J’habite le faubourg Saint-Germain; mais, moi, je suis ruinée, ce qui est une triste compensation.
Fernande ne répondit rien, mais elle sentit un frisson lui courir partout le corps en voyant que madame de Neuilly était déjà parvenue à se procurer son adresse; elle se voyait obligée de la recevoir, et comprenait que dès la première visite elle ne pourrait plus rien lui cacher.
– Ma chère cousine, dit Clotilde, voyant combien les importunités de madame de Neuilly pesaient à Fernande, vous savez que nous devons nous réunir ce soir dans la chambre de Maurice pour y faire de la musique; madame de Barthèle et monsieur de Montgiroux doivent même déjà nous y attendre.
– Oh! mon Dieu, non! et voilà ce qui vous trompe, ils sont occupés à se disputer au salon.
– À se disputer? reprit Clotilde en riant et toujours pour éloigner la conversation de Fernande; et à propos de quoi se disputent-ils?
– Que sais-je, moi? monsieur de Montgiroux voulait sortir dans l’intention, comme moi, de vous chercher peut-être, car votre absence était remarquée, mais madame de Barthèle l’a retenu au moment où il s’esquivait, et a prétendu que l’air du soir était encore trop froid pour qu’il s’y exposât. Si disposé, vous le savez, que soit monsieur de Montgiroux à la rébellion, toutes ses belles résolutions de révolte s’évanouissent quand madame de Barthèle dit: Je le veux, et monsieur de Montgiroux s’est assis et ronge son frein en souriant. Savez-vous que c’est une excellente école que la Chambre pour apprendre à s’y faire un visage, et que si jamais je me remariais, j’hésiterais à prendre un député ou un pair de France?
Cette peinture des angoisses auxquelles était en proie monsieur de Montgiroux rappela à Fernande que ce désir qu’avait le pair de France de faire une promenade, était purement et simplement excité par l’espérance de la rencontrer. Comme elle n’avait aucun motif de ne pas accorder à monsieur de Montgiroux l’explication qu’il désirait, elle essaya, en longeant le corridor, de s’éloigner de ses deux compagnes et de se glisser au jardin; mais ce n’était pas chose facile que de se débarrasser de madame de Neuilly.
– Eh bien, chère petite, lui dit-elle, que faites-vous donc? mais tout le monde a donc la rage de se promener aujourd’hui? Vous voulez vous promener, M. de Montgiroux veut se promener, M. Léon et M. Fabien se promènent, et voilà, je crois, Dieu me pardonne, que la manie de la locomotion me gagne aussi; et si vous voulez, tandis que Clotilde va voir si Maurice est prêt à vous recevoir, eh bien! voilà que je m’offre de tout mon cœur à vous accompagner.
– Madame, dit Fernande, je vous demande mille pardons de ne pas accepter votre offre, quelque obligeante qu’elle soit; mais j’ai un ordre à donner à mes gens, et si vous le permettez, j’aurai l’honneur de vous rejoindre dans un instant au salon.
Et Fernande, après un léger mouvement qui ressemblait à une révérence, s’éloigna d’un air qui indiquait que madame de Neuilly la désobligerait beaucoup en l’accompagnant.