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La veuve la suivit des yeux jusqu’à ce que la porte se fût refermée derrière elle.

– Ses gens! murmura-t-elle, ses gens! c’est incroyable, une madame Ducoudray a des gens, tandis que moi, enfin!… et quand on pense que, si M. de Neuilly n’avait pas placé tout son bien en rentes viagères, moi aussi j’en aurais des gens; je voudrais bien savoir ce qu’elle a à leur dire, à ses gens!

– Oh! mon Dieu! dit Clotilde, j’ai bien peur que ce ne soit l’ordre de tenir sa voiture prête.

– Sa voiture prête? Ne m’aviez-vous pas dit qu’elle couchait ici?

– Elle l’avait promis, dit Clotilde, mais sans doute les importunités dont elle a été l’objet depuis ce matin, l’auront fait changer d’avis.

– Les importunités? et qui donc importune ici madame Ducoudray? J’espère bien que ce n’est pas pour moi que vous dites cela, ma chère Clotilde?

– Non, madame, dit Clotilde, quoiqu’à vous dire le vrai, je croie que vos questions l’ont quelque peu contrariée.

– Embarrassée, voulez-vous dire sans doute. Mais, ma chère amie, c’est tout simple. Je rencontre chez vous une ancienne amie de pension, je lui fais fête; j’apprends qu’elle est mariée, qu’elle s’appelle madame Ducoudray, je veux savoir ce que c’est que M. Ducoudray, ce qu’il fait, quelle est sa position sociale; c’est de l’intérêt, ce me semble. Moi, quand j’ai quitté mon nom de Morcerf pour prendre celui de M. de Neuilly, j’ai dit à qui a voulu l’entendre ce que c’était que M. de Neuilly. N’est-ce pas, chère baronne?

Cette apostrophe s’adressait à madame de Barthèle, qui passait dans l’antichambre où venaient d’entrer en ce moment Clotilde et la veuve. Il fallut que madame de Barthèle s’arrêtât pour répondre à madame de Neuilly.

Quant à Fernande, comme nous l’avons dit, elle avait pris le parti de rompre en visière à sa trop officieuse amie, et était descendue au jardin. Mais, en approchant de l’allée qui menait à l’endroit où on avait servi le café, elle entendit des pas et des voix dans cette allée même: c’étaient Léon et Fabien qui se promenaient. Or, comme elle ne se souciait pas de rencontrer les deux jeunes gens, elle se jeta dans une allée couverte qui lui sembla devoir, par un détour, conduire au bosquet de lilas, de chèvrefeuilles et d’ébéniers, dont l’odeur flottait jusqu’à elle, portée par la brise de la nuit.

D’abord la marche de Fernande avait été rapide, car elle avait pris en pitié les souffrances de ce pauvre vieillard qui l’aimait de bonne foi, et qui, par conséquent, souffrait réellement. Elle s’était donc hâtée sous l’impulsion de ce sentiment généreux. Mais bientôt elle avait réfléchi qu’elle allait se trouver en face de l’homme à qui elle appartenait, et cette idée terrible qu’elle appartenait à un homme par le lien d’un marché honteux, la fit tressaillir dans tout son être. Malgré elle, sa marche se ralentit, et le doute, éloigné un instant par l’exaltation, revint combattre sa résolution, plus opiniâtre et plus acharné que jamais. En effet, M. de Montgiroux ne devait plus ignorer que l’état alarmant de Maurice avait pour cause une passion que réprouvaient toutes les lois sociales. N’était-il pas en droit de lui adresser des reproches sur le trouble qu’elle avait porté dans cette maison? Croirait-il qu’elle ignorât le mariage de Maurice? Supporterait-elle les récriminations jalouses du comte avec patience? Profiterait-elle, au contraire, de cette circonstance favorable pour rompre avec le vieillard? Toutes ces questions se présentaient l’une après l’autre à son esprit, demandant une solution. Sans doute la courtisane pouvait relever la tête et se dire dans sa conscience: L’ai-je donc trahi, depuis le jour où j’ai consenti à être sa maîtresse? Peut-il me faire un crime du passé? Est-ce ma volonté qui m’a conduite ici? Savais-je que j’allais revoir Maurice, retrouver mourant celui que j’avais quitté plein d’existence? Savais-je que je pouvais le rendre à la vie par l’espoir? savais-je qu’il m’aimait toujours? savais-je que c’était cet amour qui le tuait?

Et à cette pensée un autre ordre d’idées s’emparait de Fernande; quelque chose comme un vertige la prenait et troublait tous ses sens. Elle pensait que maintenant qu’elle avait vu Maurice près de Clotilde, que maintenant qu’elle avait acquis de ses yeux la conviction que le baron de Barthèle aimait sa femme de l’amour qu’un frère aurait pour sa sœur, rien n’empêcherait qu’elle ne fût heureuse de son premier bonheur. La petite chambre virginale était toujours là; personne n’y était entré que Maurice; Maurice, au premier mot qu’elle lui dirait, en repasserait le seuil à genoux. Il comprendrait le repentir de Fernande, car il saurait qu’elle avait autant souffert que lui. Puis, quand tous deux auraient tout pardonné, tout oublié, ils retrouveraient, comme autrefois, dans un mystère profond, cette extase et cet égoïsme voluptueux qui mènent à l’indifférence, à l’oubli du monde entier.

Hélas! notre récit n’est pas une histoire d’événements, mais un drame d’analyse. Nous avons commencé à mettre sous les yeux de nos lecteurs tous les sentiments qui passent dans le cœur des personnages que nous amenons sur la scène. C’est une autopsie morale que nous faisons, et, comme dans le corps le plus sain on découvre toujours quelque lésion organique par laquelle, au jour fixé, la mort pénétrera, on trouve aussi dans le cœur le plus généreux certaines fibres secrètes et honteuses qui rappellent que l’homme est un composé de grandes idées et de petites actions.

Or, cette fibre secrète et honteuse, endormie au fond du cœur de Fernande, tant que les encouragements de madame de Barthèle, les naïfs remercîments de Clotilde l’avaient soutenue, se réveillait au moment où, pour la première fois, elle se trouvait seule avec son amour pour Maurice, doublé encore par la certitude qu’elle avait d’être aimée d’un amour aussi puissant que le sien.

C’était donc en proie à cette fièvre de l’âme, à cette surexcitation morale, si l’on peut s’exprimer ainsi, qu’elle allait entrer dans le bosquet où devait l’attendre le comte, quand tout à coup elle s’arrêta, immobile et sans haleine comme une statue. Elle venait d’entendre de l’autre côté de la charmille les voix de M. de Montgiroux et de madame de Barthèle.

La baronne n’avait pu si bien veiller sur M. de Montgiroux, qu’il n’eût profité d’un moment où elle parlait au docteur pour s’esquiver. Il avait alors vivement gagné le bosquet où il croyait que l’attendait sa belle maîtresse; mais, comme nous l’avons vu, Fernande, forcée de faire un détour par la rencontre de Léon et de Fabien, puis ralentie dans sa marche par les idées opposées qui venaient se heurter dans son esprit, avait mis le double du temps nécessaire à faire le chemin. M. de Montgiroux avait donc trouvé le bosquet solitaire, et, ne doutant point que Fernande ne vînt bientôt l’y rejoindre, il l’avait attendue tout en se promenant.

Bientôt, en effet, le frôlement d’une robe vint lui annoncer l’approche d’une femme.

– Venez donc, venez, madame, s’écria le pair de France en se précipitant vers la personne qui arrivait; venez, je suis ici depuis un siècle. J’espérais que vous comprendriez combien il m’importait de vous parler; mais enfin, vous voilà, madame, c’est tout ce que je demandais, car vous allez me donner, je l’espère, la clef de tout ce qui se passe.

Mais, au grand étonnement de M. de Montgiroux, une autre voix que celle de Fernande répondit:

– C’est d’abord vous, monsieur, qui me donnerez une explication sur le motif de cet étrange rendez-vous.