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Ce n’était donc pas sans raison que Maurice remarquait un changement notable dans les physionomies.

En effet, chacun des personnages offrait sur son visage la trace des émotions qui venaient d’agiter son esprit ou son cœur. Le comte ne pouvait maîtriser son inquiétude à l’endroit des soupçons mal calmés de la baronne. La baronne cherchait en vain à dissimuler sa jalousie, et soupirait en essayant de sourire. Clotilde, éclairée par Fernande sur les intentions de Fabien et sur l’état de son propre cœur, n’osait regarder personne. Fernande, pâle, inanimée et le regard fixe, semblait une victime amenée là pour subir un supplice inévitable. Enfin madame de Neuilly, l’œil triomphant, les lèvres relevées par le mépris, les narines gonflées par le dédain, semblait comme un mauvais génie planer sur l’assemblée qu’elle dominait.

D’abord, le moment de l’arrivée avait produit une diversion favorable; on s’était salué, groupé, placé en échangeant de part et d’autre ces politesses dialoguées d’avance qui sont la monnaie courante des salons, mais bientôt, chacun se retrouvant occupé de ses intérêts, le silence le plus solennel avait régné.

C’était pendant ce moment de silence que Maurice avait, avec inquiétude, porté son regard sur les personnes qui environnaient son lit. Le résultat de cette investigation fut tel, qu’il se pencha à l’oreille du docteur et murmura à voix basse:

– Oh! mon Dieu! docteur, que s’est-il donc passé?

Le docteur avait grande envie de le rassurer, mais il sentait lui-même que quelque chose de nouveau, d’inconnu et de menaçant planait dans l’air.

Les personnages étaient groupés ainsi: Fabien était près de Fernande, Léon près de Clotilde; madame de Barthèle, qui avait résolu de ne pas laisser au comte un seul instant de relâche, l’avait fait asseoir à ses côtés; madame de Neuilly seule était isolée, comme si l’on eût compris, par un effet instinctif, qu’elle était une exception dans la nature et dans la société; elle pouvait donc distiller son venin tranquillement et consciencieusement sans être dérangée dans cette opération de chimie intellectuelle.

– Voyez, se disait-elle à part-soi avec ce sourire de haine qui avait non moins effrayé Maurice que les figures bouleversées des autres personnages, voyez si un de ceux qui sont là s’occupera de moi, daignera m’adresser un mot, aura même la volonté de me faire une politesse! M. Léon s’occupe de Clotilde; c’est pardonnable, nous sommes chez elle, et puis peut-être profite-t-il de l’abandon de son mari pour lui faire la cour. Tiens, ce ne serait pas maladroit, et il serait curieux que la petite cousine rendît la pareille à son mari. M. de Rieulle n’a de regard, d’attention, de paroles que pour mademoiselle Fernande, une misérable fille entretenue. M. de Montgiroux fait semblant d’écouter ce que dit madame de Barthèle, et essaye de lui répondre; mais ici cet empire si vanté sur lui-même lui échappe, et il est visiblement à tout autre chose. Moi seule, je suis isolée, délaissée, perdue. Eh bien, comme d’un mot, si je voulais, tout changerait autour de moi; oui, d’un mot, murmurait la veuve en souriant de son sourire le plus venimeux; je n’aurais qu’à dire à Clotilde:

» – Vous êtes jeune, vous êtes belle, vous êtes riche, mais, vous le voyez, la jeunesse, la beauté, la richesse, sont insuffisantes pour fixer un mari; en revanche, elles assurent des amants.

» À Fernande:

» – Vous avez enlevé le mari à la femme, vous vous êtes présentée ici sous un faux nom: vous attendez avec impatience que Maurice, qui vous couve des yeux, soit revenu à la santé pour reprendre avec lui une intrigue adultère.

» À M. de Montgiroux:

» – Vous vous jouez de vos serments en politique comme en amour. Blasé sur les plaisirs à demi permis, vous excitez vos appétits par le ragoût de l’inceste; mais votre fortune, toute colossale qu’elle est, ne suffit pas pour vous donner sans partage un cœur banal, qui s’est fait du changement un besoin.

» À madame de Barthèle:

» – Cette créature que, contre toutes les règles sociales, vous avez appelée chez vous par faiblesse pour votre fils, profite de cette hospitalité que vous lui donnez, en vous enlevant l’homme qui, pendant vingt-cinq ans, a fait de vous une pierre d’achoppement et de scandale.

» À Maurice enfin, qui est là sans mot dire et qui nous regarde tous les uns après les autres d’un air stupide:

» – Vous vous croyez bien heureux, et vous ne vous doutez pas que votre père vous succède dans la maison, sinon dans le cœur de votre maîtresse, et que votre ami vous supplante près de votre femme.

» Oui, si je voulais, je punirais tous ceux qui sont ici de cet isolement dans lequel ils me laissent, et je les verrais tous tremblants se traîner à mes pieds et me demander grâce.

» – Eh bien, ajouta-t-elle en jetant les yeux sur la pendule, eh bien, c’est ce que je ferai si, d’ici à cinq minutes, quelqu’un n’est pas venu s’asseoir à côté de moi.

Comme on le voit, Maurice n’avait pas si grand tort à craindre.

Heureusement que, pendant ce soliloque, des conversations partielles agitaient les intérêts particuliers.

Léon de Vaux était, comme nous l’avons dit, près de Clotilde.

– Madame, lui dit-il à voix basse après un instant de silence, je suis heureux de me trouver près de vous pour prendre sur moi tout ce que cette journée a pu amener d’événements étranges et inattendus, et pour disculper en même temps mon ami Fabien. Si douloureuse que soit pour moi cette conviction que j’ai pu encourir votre disgrâce, je dois m’accuser en honnête homme; c’est moi qui, sur l’invitation de madame de Barthèle, ai amené Fernande; Fabien ignorait tout.

– Monsieur, répondit Clotilde avec calme et dignité; vous êtes, je le sais, l’intime ami de M. de Rieulle, et votre langage me prouve que vous partagez ses plus secrètes pensées. Épargnez-moi donc l’embarras et la nécessité de lui faire comprendre que son retour dans ma maison serait désormais une démarche inutile. La prudence et le bon goût lui eussent sans doute d’eux-mêmes conseillé de n’y plus reparaître. Mais, puisque vous me fournissez l’occasion de m’expliquer nettement à son sujet, veuillez lui dire que les écarts d’un mari n’autorisent jamais la femme à méconnaître ses devoirs quand elle est de celles qui trouvent le bonheur dans la conscience. Vous remarquerez que je ne prononce pas le mot de vertu, tant je crains d’exagérer quelque chose. Veuillez ajouter que ce n’est pas une crainte personnelle qui me fait vous dire ce que je vous dis, que j’ai pu l’entendre et le voir sans être alarmée, que je le pourrais encore sans aucun danger; mais il sera plus convenable à lui, plus respectueux pour moi, qu’il s’abstienne désormais de revenir ici; Maurice pourrait surprendre un de ses regards, une de ses paroles; je ne serais pas certaine, moi-même, de pouvoir cacher plus longtemps le dégoût que me causerait sa trahison envers un ami. Vous le savez, monsieur, on n’a pas besoin d’aimer sa femme pour en être jaloux. Je ne voudrais pour rien au monde être une cause de brouille entre M. de Barthèle et M. de Rieulle. Voilà donc pour monsieur Fabien. Quant à vous, monsieur, continua Clotilde, l’accusation que vous portez contre vous-même me laisse peu de chose à dire. Cependant j’ajouterai aux reproches que vous fait déjà votre conscience, que c’est une grande légèreté à vous de n’avoir pas réfléchi qu’il y avait quelque ridicule pour moi à me trouver en face de madame Ducoudray, personne fort belle, fort distinguée, d’une éducation parfaite, d’une excellente famille, d’une conduite irréprochable, je me plais à le croire, mais enfin que mon mari a aimée et qu’il aime encore. La raison qui vous a guidé était excellente, mais ce n’est pas toujours la raison qui règle la manière dont on reçoit les gens, pour nous autres femmes surtout, chez lesquelles les sensations vont toujours du cœur à l’esprit, pour nous qui n’avons presque jamais assez de force pour tout raisonner. Nos antipathies, nos préventions, nos préjugés sont quelquefois insurmontables, et vous vous trouvez, dans toute cette affaire, lié à un événement si triste, qu’il me serait, je le sens, impossible d’en perdre le souvenir. Daignez donc comprendre, monsieur, combien je serais désespérée que mon accueil se ressentît plus tard des circonstances dans lesquelles je me trouve, ce qui ne manquerait pas d’arriver, tant je me sens, je vous l’avoue, en fausse et mauvaise disposition.