Alors la courtisane, soutenue par sa propre douleur, se leva, noble et digne comme une reine, alla se placer au piano, l’ouvrit et préluda de sa main savante. C’était rappeler à tous que la réunion dans la chambre de Maurice avait pour but de faire de la musique.
Pour elle seulement, la musique c’était l’isolement, c’était la solitude, c’était enfin un moyen de mettre dans sa voix les larmes qui gonflaient ses paupières, les sanglots qui brisaient sa poitrine. On fit silence, car il y avait quelque chose de si profond et de si vibrant dans le prélude, que chacun comprenait que le chant allait être quelque chose de souverainement beau.
Ce prélude annonçait la romance du Saule, ce chef-d’œuvre de douleur que l’on est si étonné de trouver grave, simple et sévère, au milieu des brillantes fioritures de la musique rossinienne, et qui dut, lorsqu’elle parut, laisser deviner dans un prochain avenir Moïse et Guillaume Tell.
Soit que l’état fébrile dans lequel elle se trouvait ajoutât encore à l’expression ordinaire de sa voix, soit que Fernande eût réuni toutes les ressources de sa puissante organisation musicale, afin de produire une profonde impression sur Maurice et de le préparer à la scène qui devait nécessairement avoir lieu entre eux, jamais, du moins pour les personnes présentes, et qui, on se le rappelle, étaient en proie chacune à quelque passion ou à quelque sentiment, la voix humaine n’était arrivée à ce degré d’éclat et de magie; chacun écoutait, haletant, sans souffle, sans voix, sans mouvement, cette vibrante mélodie qui se répandait dans l’air, et qui, semblable à un parfum, enveloppait les auditeurs, pénétrait en eux, et courait dans leurs veines en frissons étranges et inconnus. Ce chant, déjà si grand et si triste par lui-même, acquérait dans la bouche de Fernande quelque chose de désolé et de prophétique qui terrassa les plus railleuses organisations et les plus sceptiques résistances; de sorte qu’au troisième couplet Maurice, Clotilde, madame de Barthèle, le comte de Montgiroux, les deux jeunes gens et la veuve elle-même, pareils à ces Titans qui avaient essayé de lutter contre Jupiter, se courbaient foudroyés sous la puissance de l’art et du génie.
CHAPITRE XXII
La pendule sonna onze heures.
Ce bruit étranger, en se mêlant à l’harmonie qui semblait tenir toutes ces âmes enchaînées à la voix de Fernande, rompit le charme; c’était la voix de la terre, c’était le cri du temps.
Madame de Neuilly fut la première à secouer la chaîne invisible qui liait l’auditoire. Son âme était mal à l’aise dans cette région surhumaine, il fallait à son esprit, pour qu’il jouît de toute sa puissance, la solidité des choses positives, comme il fallait à Antée le sol pour y retrouver les forces qu’Hercule lui faisait perdre en l’enlevant dans ses bras; d’ailleurs, madame de Neuilly était impatiente de se relever vis-à-vis d’elle-même de l’espèce d’ascendant moral que la courtisane avait exercé sur son esprit; pour la première fois, la riposte lui avait fait faute, et elle était restée sans réponse devant une femme. Qu’était donc devenue son acrimonie habituelle? La dignité froide de Fernande l’avait-elle paralysée? Cette idée humiliait sa vanité; à tout prix, il fallait qu’elle réparât cet échec, qu’elle rentrât dans son caractère, qu’elle reprît confiance en elle-même, qu’elle méditât quelque bonne noirceur, pour bien se convaincre qu’elle n’avait rien perdu de ses excellentes habitudes; mais elle sentait qu’avant toutes choses, l’air et l’espace lui devenaient indispensables pour qu’elle pût se dégager entièrement de la terrible influence que les bonnes façons, l’élégance parfaite et le ton supérieur de Fernande avaient conquise sur elle; aussi songea-t-elle à partir.
Or, les retraites de madame de Neuilly étaient comme celles des Parthes, et jamais l’aristocratique personne n’était si dangereuse qu’au moment où elle se retirait.
– Onze heures! s’écria-t-elle; oh! mon Dieu, chère baronne, comme le temps passe chez vous? et quand je pense que l’aiguille a fait le tour du cadran depuis que je suis ici! Cependant il faut du repos à notre malade, n’est-ce pas, docteur Gaston?
Le docteur salua en signe d’assentiment.
– Je vous laisse donc, mon cher Maurice, continua la veuve, et je vous laisse en emportant pour vous l’espoir d’une prompte guérison. Au revoir, mes chères cousines; à bientôt, monsieur de Montgiroux; je verrai demain la moitié de la Chambre haute chez la duchesse de N…, et je vous excuserai près de vos illustres collègues à propos de la réunion préparatoire que vous savez. Maurice, mon très-cher cousin, il n’est en vérité pas un homme qui ne voulût être à votre place, ne fût-ce que pour être soigné comme vous l’êtes. Le fait est que c’est un plaisir d’être malade lorsqu’on est l’objet de tant de soins inspirés par des sentiments à la fois si dévoués, si généreux et si désintéressés. Madame Ducoudray reste à Fontenay, je présume, puisque sa voiture est partie; moi, j’ai gardé la mienne, une triste voiture de louage; si cependant, telle qu’elle est, MM. de Rieulle et de Vaux ne dédaignent pas d’y prendre place, je serais charmée de voyager sous leur sauvegarde, non pas que je craigne les aventures, Dieu merci! mais le hasard est si étrange, et m’a donné aujourd’hui de si singulières leçons! Qui sait, on n’aurait qu’à me prendre dans l’obscurité pour madame Ducoudray, et m’enlever de confiance, c’est ce qu’il faut éviter dans l’intérêt de tout le monde.
– Pour moi, madame, dit Fabien, je suis véritablement désespéré de n’avoir point l’honneur de votre compagnie; mais je suis venu dans mon tilbury, et j’ai un cheval si ombrageux, qu’il briserait tout s’il ne reconnaissait pas dans la main de son conducteur la main du maître; mais, ajouta-t-il en souriant, voici mon ami Léon de Vaux, qui était venu avec madame Ducoudray, et qui sera enchanté de s’en retourner avec vous.
Léon, pris dans le piège, ne put reculer; il lança un coup d’œil féroce à Fabien, et offrit galamment le bras à madame de Neuilly, qui attendit un instant que madame de Barthèle et Clotilde vinssent l’embrasser; voyant bientôt que les deux femmes se contentaient d’une froide révérence, elle leur répondit par un salut pareil. Quant à Fernande, elle se contenta de se soulever devant le piano, et s’inclina avec plus de froideur encore que les deux hôtesses.
À peine madame de Neuilly fut-elle sortie, accompagnée des deux jeunes gens, que l’on ressentit de part et d’autre un embarras extrême. Tant que les étrangers, les importuns et les méchants avaient été là, chacun avait senti la nécessité de veiller sur soi et de se défendre, et le sentiment de sa propre conservation avait tenu tout le monde en haleine; les deux jeunes gens et la veuve éloignés, on restait pour ainsi dire en famille, et le besoin de se ménager les uns les autres disparaissait, laissant chacun dans un malaise réel. La pauvre Fernande surtout, abandonnée de son orgueil que madame de Neuilly semblait avoir emporté avec elle, était prête à perdre contenance à l’idée qu’elle se trouvait seule dans cette maison, dont toutes les convenances sociales lui muraient la porte; elle fut saisie d’une irrésistible émotion. Pourquoi avait-on renvoyé sa voiture? Qu’espérait-on d’elle encore, et que pouvait-elle faire pour Maurice, après le secret de paternité qu’elle avait surpris entre M. de Montgiroux et lui? et comment de son côté, enfin, le comte pouvait-il supporter son regard? Mais ces questions, qui passèrent dans son esprit, restèrent sans réponse devant un de ces mouvements de l’âme qui précèdent les actions courageuses, les résolutions fermes et instantanées. Sans doute tout était encore vague et confus dans sa pensée; cependant une lumière venait d’y poindre, elle était décidée à marcher à la lueur de cette lumière.