La chose était d’autant plus facile à exécuter que sa toilette du soir était faite, qu’elle avait renvoyé ses femmes de chambre, qu’elle était seule dans son appartement, et que, bien qu’elle ne fût pas d’âge à expliquer une action aussi simple que celle de sortir de sa chambre, elle pouvait, si elle était rencontrée, alléguer le prétexte naturel de vouloir prendre une fois encore des nouvelles du malade avant de se mettre au lit. Madame de Barthèle persista donc dans son projet, et attendit avec une impatience de jeune fille le moment de le mettre à exécution.
Clotilde n’était pas moins agitée que ne l’étaient M. de Montgiroux et madame de Barthèle. Depuis le matin, bien des choses lui avaient été révélées, et bien des sentiments inconnus jusque-là s’étaient éveillés dans son âme. Cette légère couche de glace qui couvrait son cœur s’était fondue à la flamme de la jalousie, et il s’en fallait de beaucoup qu’elle fût prête maintenant à renoncer à son droit social d’épouse. L’illusion d’un amour coupable avait disparu; l’influence des impressions secrètement favorables à un autre homme, qui un instant avait failli égarer son cœur et fausser son jugement, s’était évanouie. Avertie au moment du danger, elle avait pu s’armer à temps contre une émotion encore vague. Elle s’était sentie la force de lutter contre elle-même, elle l’avait fait; elle avait remporté la victoire et maintenant, rattachée à ses devoirs, bien affermie dans la résolution de n’y pas manquer, elle comprenait la jalousie, elle en recevait la première atteinte, et le sentiment qu’elle retrouvait dans son cœur à la place de celui qu’avec l’aide de Fernande elle en avait arraché, n’était plus cette affection ingénue et fraternelle que Maurice lui avait inspirée autrefois: c’était un sentiment tout nouveau, presque inconnu encore; et bientôt ce sentiment menaça de s’emparer de toute son âme.
Clotilde avait transporté dans sa jeunesse les habitudes de son enfance; la femme avait presque entièrement gardé la virginale chasteté de la jeune fille, et jamais elle ne s’endormait sans faire, à vingt ans, la même prière qu’elle faisait à quatre ans; mais pour la première fois, en s’agenouillant, la jeune femme se sentit troublée dans l’accomplissement de cet acte pieux. Le souvenir des événements de la journée se présentait seul à son esprit et empêchait le recueillement de la pensée; l’élan de l’âme ne parvenait pas à s’élever au-dessus des sentiments qui s’étaient tout entiers emparés d’elle. Les images de Fernande et de Maurice passaient et repassaient sous ses yeux, enlacées, souriantes, enivrées de voluptés. L’amour commençait à se révéler à elle, vif, ardent, jaloux, l’entraînant vers un mari qu’elle eût pleuré la veille avec chagrin, mais non avec désespoir, et dont, en ce moment, l’indifférence probable dans l’avenir qui leur était encore réservé à tous deux devenait l’idée et même la menace d’un supplice insupportable.
– Mon Dieu! s’écriait-elle, toujours à genoux et se renversant en arrière, les yeux et les mains au ciel, et avec une épouvante involontaire dans le cœur, mon Dieu! ayez pitié de moi; mon Dieu! rendez-moi la paix de mon âme. Je vous ai demandé la conservation des jours de mon mari, et maintenant que vous me l’avez accordée dites-moi, mon Dieu! est-ce donc moi qui dois mourir? L’union bénie en votre nom, consacrée par votre ministre, jurée aux pieds de vos autels sera-t-elle une source de larmes? C’est Maurice que je dois aimer, me dit votre loi sainte, et c’est une femme étrangère qui possède son cœur, qui dispose à son gré de son existence, qui lui ouvre la tombe et la referme d’un mot, par la magie de son regard, par le charme de sa présence. Oh! cette puissance que vous lui avez donnée, à elle pour qui Maurice n’est rien, donnez-la moi, mon Dieu! à moi, pour qui Maurice est tout; car maintenant, je le sens, j’ai besoin d’amour. Mes facultés s’ouvrent à des sensations nouvelles; votre sainte loi et les lois humaines ne seront pas transgressées, mais sauvez-moi de ce tourment affreux que je ressens pour la première fois, la jalousie, la haine peut-être. Et pourtant, je serais bien injuste de haïr cette femme; elle m’a sauvée, elle, ma rivale! Les bons sentiments que j’ai à cette heure dans l’âme, la chaste ardeur dont je suis soutenue, c’est elle qui les a allumés en moi au récit de ses malheurs. J’ai pleuré de ses souffrances, j’ai frémi en voyant que les miennes pouvaient être pires encore. Au lieu de la haïr, ne vaut-il pas mieux que je me fie à elle, que je mette mon avenir entre ses mains? Eh bien, oui, j’irai lui demander à genoux de me rendre le cœur de Maurice; elle m’a conseillé de rester pure, elle me rendra le bonheur avec la pureté qu’elle m’a gardée. Oui, mon Dieu! oui, j’irai; j’en aurai la force. C’est à moi, à mon tour, de lui ouvrir mon cœur comme elle m’a ouvert le sien. Il ne s’agit point de dormir; le sommeil n’habite pas avec les larmes. Eh bien, quand ceux qui n’ont aucun motif de veiller dormiront, j’irai lui parler, moi.
Cette prière prononcée avec tout l’élan d’une foi vive et pure, Clotilde se releva avec la ferme résolution d’aller trouver Fernande aussitôt que tout le bruit aurait cessé dans le château. Pendant ce temps, voyons ce que faisait la courtisane.
Quand Fernande fut seule dans la chambre qu’on lui avait destinée, et qu’elle n’eut plus devant elle que la femme qui la devait servir, elle respira plus librement.
– Mademoiselle, dit-elle, je ne me coucherai point encore; je n’ai aucune envie de dormir; j’aperçois des livres, je lirai. Vous pouvez donc vous retirer, car j’ai l’habitude de me déshabiller seule.
– Si madame le veut, répondit la femme de chambre, j’attendrai qu’elle soit prête dans le cabinet de toilette attenant à cet appartement.
– Non, merci, c’est inutile; je ne veux point vous priver du sommeil dont vous devez avoir besoin; je vous remercie, mais, je vous le répète, je puis me passer de vos soins. Seulement, informez-vous près des gens de la maison si par hasard mon valet de chambre serait resté.
– Oui, madame; le cocher seul est parti avec la voiture, sur l’ordre que lui a transmis de votre part madame de Neuilly, mais le valet de chambre est resté; il doit même demeurer à l’office jusqu’à ce que madame lui fasse dire qu’elle n’a plus besoin de lui ce soir.
– Veuillez me l’envoyer, je vous prie, mademoiselle, j’ai des ordres à lui donner.
La femme de chambre sortit; Fernande s’appuya à la cheminée et attendit.
Un instant après, le valet de chambre entra.
– Oh! mon Dieu! s’écria-t-il, est-ce que madame est indisposée?
– Pourquoi cela, Germain?
– C’est que madame est bien pâle.
Fernande se regarda dans la glace, et en effet seulement alors elle s’aperçut de l’altération de ses traits. Ses muscles, tendus toute la journée pour lui composer une physionomie, s’étaient relâchés enfin, et son visage portait la trace d’un profond abattement.
– Non, ce n’est rien, dit-elle en souriant; merci, un peu de fatigue, voilà tout. Écoutez-moi: ce que j’exige de vous dans ce moment-ci est d’une grande importance pour moi; je vous demande à la fois du zèle et de la discrétion.
Elle entr’ouvrit les rideaux de la fenêtre, jeta un regard sur la campagne, et poursuivit:
– La nuit est claire, le village est à deux pas; trouvez le moyen de sortir de la maison et d’y rentrer sans déranger personne. Vous donnerez deux louis au valet qui vous aidera dans cette circonstance. Vous irez à Fontenay, vous louerez une voiture, quelle qu’elle soit et à quelque prix que ce soit; elle devra m’attendre au bout de l’avenue. Il n’y a rien là d’impossible, n’est-ce pas?