– Eh bien, Fernande, dit le comte, vous ne me répondez pas?
– Vous ne sauriez songer sérieusement à ce que vous me proposez là, dit Fernande essayant de faire croire au comte qu’elle prenait sa proposition pour une plaisanterie.
– À mon âge, madame, reprit le comte, on ne décide rien à la légère; on pèse chaque démarche qu’on fait, chaque parole qu’on dit. Accueillez donc ma demande comme l’expression de mes sentiments les plus intimes et les plus réels.
– Mais, à votre âge, monsieur le comte, un mariage, même dans des conditions d’égalité de naissance, de fortune et de position sociale, est regardé comme une folie.
– À mon âge, au contraire, madame, on a besoin du bonheur calme et pur que donne le mariage, et ce bonheur, rêve de mes derniers jours, vous seule pouvez me le donner.
– Mais votre position sociale?
– Un des avantages de l’homme est de la faire partager à la femme qu’il s’associe.
– Et vous priveriez de votre héritage une nièce et un… neveu que vous aimez comme vos enfants!
– Maurice et Clotilde auront un jour trois millions à eux deux.
– Ce n’est pas une question que je vous adresse, monsieur, c’est un reproche que je vous fais.
– N’est-ce que cela? Par mon contrat de mariage même je déclare que sur ma fortune un million doit leur revenir.
– Mais vous oubliez, monsieur, que j’ai appris aujourd’hui que madame de Barthèle avait des droits antérieurs aux miens.
– Comparez votre âge au sien, comparez votre beauté dans sa fleur à sa beauté flétrie, les charmes d’une intimité nouvelle aux ennuis d’une liaison éteinte.
– Votre honneur, votre repos, votre considération seraient le prix du sacrifice que vous voulez faire.
– Je vous aime! ce mot répond à tout.
– Vous ne songez qu’à vous; songez au monde.
– Le monde me donnera-t-il le bonheur qui est en vous seule, et qui pour moi n’existe pas sans vous?
– Et vous ne voyez rien qui rende cette union… impossible?
– Rien, que votre refus.
– Réfléchissez bien, monsieur le comte.
– Toutes mes réflexions sont faites.
– Monsieur le comte, je vous remercie de l’offre que vous me faites.
– Mais l’acceptez-vous, Fernande? dites, l’acceptez-vous?
– Demain, monsieur le comte, vous connaîtrez ma réponse. Mais, ce soir, cette nuit, j’ai besoin d’être seule; laissez-moi donc, je vous en supplie.
– Vous me renvoyez ainsi?
– Demain, à deux heures de l’après-midi, vous pourrez vous présenter chez moi. Adieu, monsieur le comte.
Il y avait dans cet adieu une injonction si réelle de se retirer, que le comte n’osa résister davantage, il salua et sortit.
Madame de Barthèle n’avait pas perdu un seul mot de cette conversation; elle comprit aussitôt la nécessité de changer son plan. Puisque le pair de France était aveuglé par la passion au point d’affronter le scandale que causerait infailliblement son mariage avec Fernande, elle prévit que s’adresser à lui serait une démarche inutile. Elle résolut donc de s’adresser au cœur de la femme, de parler à ce cœur dont elle avait pu apprécier le dévouement, au nom de son fils, en usant de toutes les ressources du savoir-vivre et de toute la prudence qu’exigeait la singularité des circonstances. À peine cette idée fut-elle venue à l’esprit de madame Barthèle, qu’obéissant comme toujours à son premier sentiment, elle résolut de la mettre à exécution; pour ne pas laisser soupçonner qu’elle pût avoir entendu quelque chose, elle reprit l’escalier de service, traversa le salon, et, remontant l’escalier dérobé, rentra dans sa chambre, mais pour en sortir aussitôt.
Il y avait dans la résolution que venait de prendre madame de Barthèle toute l’inconséquence habituelle de son caractère; mais chez les femmes du monde, il semble en général que la faculté de réfléchir ait été exclusivement accordée à celles qui veulent faire le mal sans rien perdre de leur renommée. Madame de Barthèle était trop honnête au fond, et, malgré ses quarante-cinq ans, trop étourdie pour être hypocrite. À elle aussi M. de Montgiroux était devenu nécessaire, et elle sacrifiait tout à cette nécessité. L’important, d’ailleurs, était d’abord d’empêcher le mariage proposé par son infidèle amant à la jeune et belle courtisane, et comme aucune des réponses qu’elle avait entendu faire par Fernande ne dénotait un enthousiasme bien vif pour ce projet, elle se flattait de trouver en elle une auxiliaire et non une rivale.
– Elle a été touchée, disait-elle, de la situation de Maurice; elle l’aime d’un véritable amour, c’est incontestable. Elle comprendra donc qu’il n’y a pas d’amour sans jalousie, et que la nouvelle de son mariage avec le comte tuerait mon enfant. Je l’attaquerai à ce point de vue; elle a l’esprit juste, le cœur droit; c’est une fille bien née, elle a la conscience de ses fautes. Le sentiment et le respect des usages semblent régler toutes ses actions: elle sentira qu’elle ne doit pas porter le trouble dans une famille honorée. Elle ne peut avoir d’amour pour le comte, et je l’ai bien vu à sa manière de lui parler. D’ailleurs, quand on a aimé Maurice, on ne doit plus en aimer d’autre que lui. Il n’y aurait donc que le désir d’être titrée… Bah! ce désir ne domine plus que les âmes vulgaires…; puis, ce ne peut être le sien, puisqu’elle a renoncé à son nom. Non, Fernande a un bon et noble cœur; j’attaquerai sa sensibilité; je prierai, j’implorerai; une mère est bien forte quand elle parle au nom de son fils.
Comme on le voit, malgré son étourderie, madame de Barthèle avait trouvé un biais qui la laissait derrière le paravent; il est vrai que cette ruse ressemblait fort à une vieille histoire de l’autruche qui se cache la tête dans le sable et qui croit qu’on ne la voit pas. Enfin il fallait un prétexte à madame de Barthèle pour rentrer chez Fernande au milieu de la nuit, et elle avait pris celui-là.
Un des grands travers des gens du monde c’est de se croire le droit d’exiger un dévouement quelconque des personnes qu’ils croient, ou qui se trouvent réellement dans une position sociale inférieure à celle qu’ils occupent, dévouement dont ils ne seraient pas capables eux-mêmes. Leur assurance à cet égard est d’autant plus remarquable que leur formule est plus naïve; ils disent: «Faites cela pour moi, je vous en supplie;» ils s’en servent pour les moindres choses comme pour les sacrifices les plus pénibles: puis, lorsqu’on a fait ce qu’ils désirent et que les personnes non intéressées à la chose s’étonnent qu’elle ait tourné ainsi: «Ah! répondent-ils, il ou elle a été enchanté de faire cela pour moi!» et tout est dit, le sacrifice est payé. Mais à cœur dévoué, n’en demandez pas davantage, car on s’étonnerait que vous ne fussiez pas satisfaits et payés par l’honneur que vous avez eu de rendre service à plus grand que vous!
Madame de Barthèle, en arrivant à la porte de Fernande, ne doutait donc pas que la jeune femme ne fût disposée à faire tout ce qu’elle lui demanderait, quand, à son grand étonnement, elle trouva la porte ouverte, et dans cette chambre, au lieu de Fernande qu’elle y venait chercher, Clotilde seule, dans une attitude qui annonçait la stupeur et l’abattement.
– Clotilde! s’écria-t-elle, Clotilde ici! Et que viens-tu faire dans cette chambre, mon Dieu?