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– Mais vous l’oubliez, Maurice, l’homme que vous menacez, c’est vous-même; le coupable, c’est vous et pas un autre. Il en sera donc toujours ainsi, et votre égoïsme, à vous autres hommes, vous empêchera donc de juger sainement les situations que vous faites. Vous si droit, si loyal, Maurice, est-il possible que dans un seul cas vous ne compreniez pas votre injustice! Comment, vous voulez exiger de votre femme l’observation des lois que vous avez enfreintes, des vertus que vous aviez juré solennellement d’avoir, et que vous n’avez pas su conserver, la continuité des forces qui vous manquent; et cela quand, sous l’illusion de vos droits prétendus et de votre autorité imaginaire vous marchez libre et abusant de tout! Où le contrat existe, Maurice, le privilège cesse; le lien est fait pour le mari comme pour la femme: celui qui prend sa liberté en le dénouant donne nécessairement la liberté à l’autre. Maurice, remerciez donc le ciel qu’il vous ait accordé une femme telle que, lorsqu’elle a tout à vous reprocher, vous n’ayez pas l’ombre d’un reproche à lui faire, et que, quand vous avez tout oublié, elle se soit, elle, souvenue de tout. Maurice, vous êtes privilégié en toute chose, car madame de Barthèle est digne de votre respect comme elle est digne de votre amour.

Maurice s’était soulevé sur son coude, et l’on voyait à son poing crispé, à sa respiration haletante, à ses narines dilatées, que l’impression était profonde. Fernande, heureuse d’avoir produit ce résultat et d’avoir jeté dans le cœur qui prétendait n’être plus bon qu’à mourir un nouveau ferment de vie, un principe de crainte inconnu, commença dès-lors à concevoir réellement des espérances pour l’avenir de celui qu’elle avait tant aimé. Alors, ne songeant plus qu’à la séparation éternelle à laquelle elle voulait arriver, elle continua:

– Hélas! Maurice, je vous ai fait rougir tout-à-l’heure de votre égoïsme à vous autres hommes, et cependant nous ne sommes pas meilleures que vous; je vous parle ainsi de votre femme, parce que je l’ai observée avec attention, scrutée avec persévérance. J’avais des raisons pour cela, car si j’avais eu un tort réel à vous signaler, si j’avais reconnu le moindre indice d’une faute, j’eusse gardé le silence; et peut-être, tant le principe du mal combat victorieusement en nous celui du bien, étouffant en moi de saints scrupules, repoussant de pieuses inspirations, serais-je venue vous dire: Maurice, aimons-nous, ne soyons pas meilleurs que les autres, acceptons notre bonheur dans la corruption générale, par une indulgence réciproque, quoique tacite. J’aurais ajouté, puisqu’un homme grave et haut placé dans l’estime du monde ne croyait pas commettre une faute en m’épousant, puisqu’un faiseur de lois, un architecte social, ne croyait pas commettre un crime en succédant à son fils, j’aurais ajouté: Maurice, nous pouvons mépriser le monde en le trompant; nous pouvons demander à un amour ignoré les délices de l’égoïsme, faire de nos sentiments un abri contre l’orage, et de la volupté un oubli nécessaire; vous pouvez supporter la présence de votre femme, coupable comme vous; moi, celle de tous ces hommes, dont certes pas un n’est sans reproche, le sarcasme à la bouche et le mépris au cœur. Mais, je vous le répète, je m’incline devant celle que vous nommez Clotilde, sa vertu m’impose son exemple, me relève; en la voyant innocente, je me suis rappelé mon innocence; en la voyant honorable, j’ai compris que je pouvais encore être honorée. Maurice, ce n’est pas vous qui viendrez combattre une pareille résolution, je l’espère; ce n’est pas vous qui me repousserez dans l’abîme, quand je me sens la force d’en sortir. Maurice, que je remonte aux hauteurs dont je suis descendue, appuyée sur vous; ne m’écartez pas de la seule gloire qui puisse m’être encore réservée; vous le savez, Dieu le dit: «Celui qui se repent est plus grand que celui qui n’a jamais péché.»

– Oh! Fernande! Fernande! s’écria Maurice en tendant la main à la courtisane, vous valez mieux que moi cent mille fois: c’est vous qui me relevez avec votre parole, et non pas moi qui vous soutiens avec mon bras.

La pauvre femme saisit avec ses deux mains la main brûlante que le jeune homme lui tendait, et tous deux gardèrent le silence pendant quelques minutes, silence éloquent dans sa muette expression, et pendant lequel leurs deux âmes se confondaient dans le sentiment d’une même douleur.

– Eh bien? dit Fernande après quelques moments, en suppléant par le charme de l’accent et par la puissance du regard au laconisme de la demande.

– Oui, je comprends que c’est nécessaire, répondit Maurice, mais parfois la nécessité est bien cruelle.

– Oh! mon Dieu! mon Dieu! je vous remercie, s’écria Fernande; ce ne sera donc pas inutilement que je serai venue.

– Mais c’est à une condition, Fernande.

– À laquelle?

– C’est que vous me ferez une promesse sacrée.

– Je regarde ainsi toutes les promesses.

– Eh bien, c’est qu’un jour nous nous reverrons.

– Oui, je vous le promets, si je sais que vous êtes heureux.

Maurice sourit tristement.

– Vous éludez ma demande, dit-il.

– Maurice, j’espère vous revoir plus tôt que vous ne le pensez.

– Mais vous? demanda Maurice, avec une certaine hésitation.

– Eh bien, moi? dit Fernande en souriant à son tour.

– Vous, qu’allez-vous devenir?

– Écoutez, Maurice, dit Fernande. Oui, je comprends; ceci, c’est le dernier tourment de votre cœur, et je vous en remercie malgré l’égoïsme qui le cause. Oui, vous êtes tourmenté de cette idée que vous pourriez me voir côte à côte avec un autre homme que vous dans une voiture, apercevoir derrière moi une ombre au plafond d’une loge, entendre dire Fernande était aux eaux des Pyrénées, de Baden-Baden ou d’Aix, avec tel prince russe ou tel baron allemand. Voyons, soyez franc, Maurice; n’est-ce pas là le fond de votre pensée lorsque vous me demandez ce que je vais devenir?

– Hélas! Fernande, dit Maurice, il n’y a pas moyen de vous tromper, et vous voyez au plus profond de mon cœur.

– C’est que votre cœur est limpide et transparent comme l’azur du ciel. Eh bien, Maurice, écoutez-moi. Il y a une chose dont je me suis aperçue; c’est que la véritable douleur d’une rupture n’est pas dans la rupture même, mais dans la crainte que cette âme et ce corps qui nous appartenaient n’appartiennent ensuite à un autre. Eh bien, Maurice, rassurez-vous. Par mon amour pour vous, par cette petite chambre virginale où nul n’était entré avant vous, où nul n’est entré depuis, où nul n’entrera jamais, par votre belle et chaste Clotilde, ange du ciel que je laisse pour vous mener, comme une autre Béatrix, à la porte du paradis, Maurice, Fernande n’appartiendra jamais à personne.

– Oh! mon Dieu! mon Dieu! s’écria Maurice, quelle créature divine vous êtes, Fernande! Comme vous savez tout comprendre, tout deviner! Et renoncer à vous pour jamais! oh! c’est impossible.

– Vous me dites cela, Maurice, au moment même où, pour la première fois, vous en concevez au contraire la possibilité.

Maurice se tut, preuve que Fernande avait deviné juste.

– Mais, reprit Maurice après un instant de silence, vous renoncez donc au monde?

– Qu’entendez-vous par le monde, Maurice? Si c’est cette société aristocratique et polie qui fait l’opinion parce qu’en apparence elle vit sans reproches, vous savez bien que je ne puis y prendre ma place. Si ce que vous appelez le monde, au contraire, est la foule où j’ai vécu sans scrupule jusqu’à présent, vous savez bien encore que je ne veux plus en faire partie; il n’y a donc plus de monde pour moi.