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» Cela vous étonne, Maurice, que je revienne tard et seule? Je vis au milieu de bonnes gens, et je me suis faite campagnarde comme eux.

» Maintenant, suivez-moi.

» En rentrant au château, – il faut bien que je donne à ma demeure le nom sous lequel elle est connue, – en quittant l’allée d’ormes, je franchis une grande porte ornée d’un écusson; si j’étais savante en blason, je vous dirais si le champ est d’azur, de gueules, de sinople ou de sable, si le lion qui l’orne est issant, passant ou rampant; mais comme je suis très-ignorante en pareille matière, je me contenterai de vous dire que l’écusson est rayé en travers, et que le lion est debout et tient une épée.

» Vous voyez donc ma porte, n’est-ce pas, s’ouvrant au bout de son allée d’ormes et surmontée de son écusson au lion armé.

» Cette porte donne dans une vaste cour pavée autrefois dans toute son étendue, mais au milieu de laquelle j’ai fait planter un massif d’arbres dont tous les pieds sont garnis de fleurs. La voiture peut tourner, par des chemins sablés et en longeant des haies de lilas, autour de ce massif, pour s’arrêter devant un perron composé de quatre marches, et sur la rampe duquel se dressent deux lions pareils à celui de l’écusson et armés comme lui d’une épée.

» Vous connaissez ces vestibules de vieux châteaux, n’est-ce pas? tout en bois de chêne noirci par le temps, et de ce ton chaud et hardi auquel la peinture ne saurait atteindre.

» Le vestibule conduit dans une salle à manger immense, dallée de carreaux noirs et blancs alternant entre eux comme les cases d’un damier. Tous les dessus de portes représentent des chasses aux sangliers, aux cerfs, aux daims et aux renards. Les murs sont tendus de tapisseries à personnages représentant toute l’histoire de Moïse. Il y a un Moïse faisant jaillir l’eau du rocher qui est vraiment d’un beau caractère.

» Il est inutile de vous dire que je ne mange jamais dans cette grande salle, où l’on ne peut raisonnablement dîner qu’à douze ou quinze.

» Près de la salle à manger est un grand salon, rococo, Louis XV, Pompadour, comme vous voudrez, avec des fauteuils, des canapés et des rideaux de satin rouge, brochés blanc. Ce sont des fleurs, des oiseaux et des arabesques à n’en plus finir. C’est le grand salon de réception, et, comme je ne reçois pas, je n’en parle que pour mémoire.

» Montez vingt marches larges et douces, en vous appuyant sur une massive rampe de fer, et vous vous trouverez au premier; c’est là que j’habite.

» En face de l’escalier, une grande porte de chêne, une première antichambre lambrissée, donnant sur une seconde antichambre dont j’ai fait ma salle à manger.

» Une petite table ronde, un poêle caché dans une espèce de cheminée gothique dont j’ai fait le dessin et que j’ai à peu près moulée moi-même, un papier vert velouté à grandes fleurs, tous ses charmants moines moulés sur ceux des tombeaux des ducs de Berri et posés sur des supports en harmonie avec eux, voilà tout l’ameublement de cette petite pièce.

» À gauche, un salon, mon piano, ma harpe, ma musique; la Somnambule et les Puritains, Guillaume Tell, Moïse et le Comte Ory; tout Weber.

» À droite, mon atelier, dans la même position et dans le même jour où il était rue Saint-Nicolas, avec cette différence que, lorsque j’ouvre la fenêtre, au lieu de voir la maison en face, je découvre, à travers les massifs du parc, un admirable paysage, et, si je n’avais pas peur de vous donner des renseignements trop précis, je dirais la mer à l’horizon.

» La mer, c’est-à-dire l’infini, c’est-à-dire l’immensité, c’est-à-dire la seule chose qui donne complètement l’idée de Dieu.

» Dans cet atelier, Maurice, mon chevalet, mes couleurs, mes esquisses, mes vieilles étoffes de brocart volées aux tableaux de Paul Véronèse, et mes statuettes.

» Puis, à l’angle de cet atelier, écoutez bien, Maurice, une petite porte cachée que l’on ouvre grâce au même secret qui ouvrait l’autre, et qui donne entrée à la petite chambre blanche, à la petite cellule virginale que vous savez; le même lit dans l’alcôve, la même mousseline le long des murs, la même lampe d’albâtre au plafond, les mêmes ornements sur la cheminée, et, en face de mon lit, Maurice, le tableau que j’ai achevé le second jour où je vous ai vu, et qui représente le Christ pardonnant à la Madeleine.

» Ce tableau est toujours le même, seulement, j’ai retouché la tête de la femme à genoux.

» Voilà tout, Maurice. Ce premier étage, c’est mon monde, à moi, c’est mon univers, mon passé, mon avenir; mes trésors de joie et de douleur, tout est là.

» Maintenant que vous savez où je vis, regardez-moi vivre.

» À sept heures du matin, je me lève, je passe un peignoir, je descends dans le parc; les arbres, les fleurs, les oiseaux, le gazon, le soleil, la brise, tout cela est occupé à saluer le matin et à prier Dieu. J’ai une espèce de petite chapelle comme celle qu’on rencontre sur les chemins en Italie, je m’arrête devant elle, et c’est là que, presque toujours, je fais ma prière avec tout ce qui prie.

» À neuf heures, je rentre, un déjeuner de fruits et de laitage m’attend dans la petite salle à manger du premier.

» Puis, après le déjeuner, je passe au salon et je cause une heure ou deux avec mon piano; il me dit les meilleures choses des grands maîtres, et je l’écoute toujours comme s’il me parlait pour la première fois.

» À midi, au moment où le jour est dans toute sa pureté, je passe à l’atelier; là je cause avec moi-même, là je reste jusqu’à quatre heures; et, presque toujours, tant je suis plongée profondément dans les rêveries auxquelles je donne un corps, on est obligé de me prévenir que le dîner m’attend.

» Après le dîner, je sors emportant vingt francs avec moi.

«C’est mon aumône journalière, Maurice, car je suis riche, je la répands tantôt dans un village, tantôt dans un autre, et je recueille des prières, dont je renvoie une moitié à vous et à votre famille.

» Puis, le soir venu, je rentre par cette allée d’ormes dont, je vous l’ai déjà dit, les formes fantastiques et tortueuses me font si grand‘peur.

» Le soir, je lis.

» Le dimanche, il se fait quelques changements dans ces habitudes.

» À onze heures, je quitte le château, et vais assister à la messe qu’on dit dans l’église du prochain village. C’est une grand‘messe accompagnée d’un orgue que je touche quelquefois dans les grandes solennités.

» Le curé avait proposé de venir dire la messe à la chapelle du château, mais je n’ai pas voulu permettre que l’homme de Dieu se dérangeât pour une pauvre pécheresse comme moi.

» À quatre heures, le parc s’ouvre, et les paysans, précédés de deux musiciens, y viennent danser.

» Il va sans dire que c’est moi qui paye la musique et qui offre les rafraîchissements.

» Et maintenant, Maurice, que je vous ai décrit le lieu que j’habite, et raconté la vie que j’y mène, vous connaissez l’un et l’autre aussi bien que moi.

» Seulement, à tout ceci, ajoutez le vœu éternel de ma pensée, celui par lequel j’achève ma prière du matin, et ma prière du soir, celui enfin par lequel je termine cette longue lettre: