« Vous n’aimez pas ça ? » dit-il.
« Non », dit Élisabeth.
« Pourquoi ? »
« Parce que, parce que je n’aime pas qu’on me regarde. »
L’homme eut un petit ricanement.
« Les femmes aiment qu’on les regarde. Mais elles n’aiment pas qu’on les dévisage. »
« Vous êtes d’ici ? » demanda Élisabeth.
« Non, pas d’ici. Je suis anglais », dit Tobie ; « et juif. »
Il observa deux secondes l’œil droit.
« Et vous ? »
« Moi je suis d’ici », dit Élisabeth.
« Mariée ? »
« Oui. »
« Des enfants ? »
« Non. »
Pendant un instant, ils ne dirent plus rien. L’homme grattait son fusain sur la feuille, avec un petit bruit d’insecte. Élisabeth se retourna et regarda derrière elle. Des gens se penchèrent par-dessus l’épaule de Tobie, furtivement, en longeant le café.
« Moi je dessine tout ce que je vois », dit Tobie, « absolument tout. J’ai besoin de ça. J’ai l’impression que tout ce que je vois est dessiné sur une grande feuille de papier. Alors je copie. Vous voyez, c’est facile. »
« Vous gagnez votre vie comme ça ? »
« Non, non, mon père est riche. Heureusement je n’ai pas besoin d’argent. »
« Vous exposez ? »
« Non, les expositions, c’est pour vendre. Non, je dessine, et puis je donne. »
« Vous ne serez jamais connu », dit Élisabeth.
« Connu ? » L’homme la fixa avec ironie. « Si. Maintenant, vous me connaissez. »
Il se mit à tracer des suites de coups de fusain, de l’autre côté de la feuille ; les cheveux, sans doute, ou l’ombre de la mâchoire.
« Connu, à quoi ça sert », dit-il ; « puisque je ne veux pas vendre. »
« Et vous voyagez ? »
« Oui, je me promène en dessinant. »
Il s’arrêta de parler encore quelques secondes.
« C’est tout ce que je sais faire », dit-il ; « alors c’est tout ce que je fais. »
Il estompa un trait de fusain avec son index ; Élisabeth le regarda faire avec une sorte de curiosité grandissante.
« Et vous faites le portrait de toutes les femmes que vous Voyez, comme ça ? » demanda-t-elle. Il sourit :
« Non, pas toutes. Seulement, seulement celles que je vois. Je veux dire, qui me choque. Tous les visages n’ont pas besoin d’être dessinés. Vous comprenez. »
« Vous êtes marié ? »
« Je suis veuf », dit Tobie.
Il secoua la feuille de papier pour faire tomber la poussière du fusain. Il souffla, même.
« Ma femme est morte il y a deux ans. Tuberculose de la peau. »
« Je suis désolée — », commença Élisabeth.
« Il n’y a pas de quoi », interrompit Tobie ; « vers les derniers temps, elle souffrait tellement que je souhaitais qu’elle meure. Et elle est morte. Elle — »
Il but une gorgée de café.
« Quand je l’ai connue, elle était tellement belle que je me suis juré de ne dessiner qu’elle. C’est ce que j’ai fait pendant cinq ans. Je l’ai peinte tous les jours. Jusqu’à sa mort. J’ai des milliers de dessins d’elle, chez moi, à Londres. J’ai d’ailleurs continué, même après sa mort. Mais c’était son fantôme que je dessinais, vous comprenez. Alors — »
« Elle était belle ? »
« Très. Je ne sais pas, au fond. Au début, je la trouvais très belle. Et puis, à force de la dessiner, je ne la voyais plus. C’est curieux. Mais la maladie l’avait très abîmée, vers la fin. Sa peau était devenue comme du papier. Ridée. Cassante. C’est drôle, la déchéance physique. »
« Ça a dû être terrible. »
« Oui », dit Tobie.
Il regarda la main droite d’Élisabeth et se mit à la copier.
« Il y a longtemps que vous êtes mariée ? » dit-il.
« Trois ans », dit Élisabeth.
« Qu’est-ce qu’il fait ? »
« Oh — Il n’a pas de travail fixe. En ce moment, il est employé dans une agence de voyages. »
« Et vous ? »
« Avant, j’étais étudiante en pharmacie. Mais maintenant je ne fais plus rien. »
L’homme continua à travailler sur sa feuille de papier, avec acharnement. De fines gouttes de sueur coulaient sur ses tempes, et le long de son nez ; il les essuyait de temps en temps, avec le dos de sa main droite.
« Il fait chaud », dit Élisabeth.
« J’ai connu autrefois un vrai peintre », dit Tobie ; « c’était il y a dix ou onze ans, à New York. Je devais avoir seize ans, à ce moment-là, quelque chose comme ça, moins peut-être. Mon père m’avait envoyé aux États-Unis pour mon éducation. C’est là que j’ai rencontré ce type, à New York. Il s’appelait Gobel, et je n’ai jamais su d’où il venait. Il parlait très mal l’anglais, je pense qu’il devait être arménien, quelque chose dans ce genre. C’était une espèce de fou, il vivait comme un clochard, en traînant à travers les États-Unis. Il ne peignait que sur le trottoir, avec des bouts de craie. Il faisait des tableaux extraordinaires, comme ça, dans la rue, avec sa craie, et puis après, il s’asseyait à côté, et il attendait que les gens lui lancent quelques pièces. C’était tout ce qu’il voulait. Et pourtant il a fait comme ça les plus beaux tableaux du monde. Le lendemain, tout était effacé. Les gens avaient marché dessus, il avait plu, ou on avait lavé le trottoir. Et il ne restait rien. Mais lui, Gobel, il s’en moquait. Il recommençait un autre tableau ailleurs, et il attendait qu’on lui lance quelques sous. » Tobie but encore un peu de café.
« Je ne sais pas ce qu’il est devenu. Il doit être quelque part, en Amérique, ou ailleurs. Moi je l’ai regardé peindre comme ça tout le temps où je suis resté à New York. Il ne parlait presque pas. Je crois bien que je finissais par l’embêter, à rester là à le regarder travailler tous les jours. Et pourtant c’était une espèce de génie, si ce mot veut dire quelque chose. J’aurais aimé lui ressembler. Pauvre Gobel ! »
La feuille de papier était presque finie, à présent. Tobie donna quelques retouches, rapidement, avec la pointe du fusain.
« C’était un type très doux », dit-il ; « je ne l’ai jamais vu en colère. Parfois les gens passaient sur son dessin, en traînant les pieds, pour l’embêter. Il ne disait rien. Il réparait les dégâts, comme si c’était tout naturel. Mais je crois vraiment qu’il était un peu fou. »
Le dessin était terminé, enfin. Tobie sortit de son cartable un flacon avec un vaporisateur, et il se mit à asperger la surface de la feuille.
« C’est un fixateur », expliqua-t-il ; « comme ça le fusain ne s’en ira pas tout de suite. »
Puis il donna le papier à Élisabeth. Avant qu’elle ait pu regarder, il se leva et s’inclina.
« Je vous remercie d’avoir perdu votre temps avec moi », dit-il simplement ; « au revoir, madame. »
Élisabeth le regarda partir ; puis elle contempla le dessin. Sa figure était là, sur la feuille, avec le haut du corps et la main droite, comme si on les y avait posés. Seul détail bizarre dans ce portrait, l’homme avait oublié de représenter les oreilles.