Dans son vieux lit en métal à deux places, Roch était toujours allongé sans bouger. Sous lui, une espèce de flaque de sueur avait imbibé les draps, et il y flottait comme dans un cloaque. Les heures avaient passé. Le thermomètre était encore très haut, marquant 29 ou 30. Le soleil continuait à traverser les fentes des volets, mais avec une brume plus jaune, à présent. Dehors, le ciel devait être tout blanc, plein d’une lueur phosphorescente. Les murs décrépis de la maison tenaient toujours bon, levés sur la terre avec une fausse majesté de ruine. En haut, en bas, à gauche, à droite, tout était animé ; les voitures glissaient dans les rues, les piétons piétinaient, les enfants jouaient, les femmes mûres marchaient de long en large dans les appartements, en reniflant et en traînant leurs savates. Mais ici, dans la chambre de Roch, c’était l’immobilité totale, absolue, le calme mortuaire et écrasant, la fixité. À part, peut-être, le minuscule grelottement de roues dentées, à l’intérieur du boîtier de la montre-bracelet attachée au poignet de Roch, et la course de l’aiguille des secondes, qui tournait en rond avec de petites secousses pleines de rage.
Roch ne frissonnait plus ; la chaleur avait lentement envahi son corps entier, s’était logée dans tous les replis de sa chair, avait pris possession de chaque organe, étouffant peu à peu les spasmes nerveux. Par endroits, il y avait comme des boules de feu : c’était là que la maladie s’était développée, sans doute, grâce à ces petits soleils douloureux, dans l’aine, aux aisselles, à la base du cou. Une migraine s’était installée dans le crâne, derrière les yeux, à l’occiput, près des oreilles. Elle ne cognait pas, non. Elle se contentait d’être là, et d’appuyer un peu, très peu, à l’intérieur de la tête. Dans la poitrine, le cœur battait vite, irrégulièrement. Et les poumons réclamaient sans cesse de l’air, de l’air nouveau, du gaz gluant et tiède qui entrait en brûlant les fosses nasales et la gorge.
C’est dans cette caverne étouffante qu’Élisabeth allait entrer, d’un instant à l’autre. Elle ne se douterait de rien ; elle sonnerait deux fois à la porte, comme d’habitude. Puis elle mettrait la clé dans le trou de la serrure et pénétrerait dans l’appartement. Elle poserait son sac à provisions dans le couloir, en choquant les bouteilles de limonade contre les bouteilles de lait. Ensuite, elle irait à la cuisine et elle se laverait les mains au-dessus de l’évier. Le robinet cracherait une ou deux fois, à cause de l’air dans les tuyaux. Après cela, elle irait au water, elle actionnerait la chasse. Le bruit de ses sandales italiennes claquerait sur le parquet. Peut-être même qu’elle allumerait le poste à transistors, sur le buffet de la cuisine, et on entendrait une voix d’homme en train de réciter les nouvelles. Dans le genre de :
Ou bien : encore des bagarres raciales, un crime à Courbevoie, une conférence de presse du roi du Cambodge. Les températures relevées sous abri aujourd’hui à treize heures. Lyon 31°. Saint-Étienne 31°. Paris 30°. Ajaccio 29°. Limoges 29°. Dijon 29°. Valence 29°. Nice 28°. Marseille 28°. Bordeaux 28°. Monaco 28°, etc. Le résultat des courses à Longchamp. Les cotes de la Bourse de Paris. Pendant ce temps, les pas se précipiteraient, à gauche, à droite. Le mouvement renaîtrait dans le petit appartement, avec des à-coups, avec des ratés de moteur encrassé. Le mouvement viendrait. Il passerait sous la porte et se mettrait à ramper sournoisement, comme un reptile, vers le lit du malade.
Roch comprit tout à coup que l’immobilité où il était étendu, tout ça, ces murs épais, cette brume, ces meubles debout sur le plancher comme des pierres tombales, était une ruse. C’était une feinte, une comédie fragile et qu’un rien pouvait démasquer. Il suffisait qu’un moustique entre par les fentes des volets, et se dirige droit vers lui. Il bondirait.
En fait, dans cette chambre, tout grouillait ; c’était plein de vers, d’animalcules, d’espèces de fantômes filiformes qui s’étiraient dans tous les sens, qui flottaient sur la surface des choses. Il suffisait de les regarder avec attention. Le plafond, par exemple : on pouvait croire qu’il ne faisait rien, plat, grisâtre, écaillé par endroits. Mais le plafond remuait. Il s’abaissait vers Roch, jusqu’à l’écraser sur son lit, puis, tout à coup, se retrouvait à cinquante mètres en l’air, aspirant comme une voûte d’église. Il ondulait aussi. Des vagues le parcouraient de long en large, irisant la pointure et le plâtre. Des taches brusques s’étalaient, des flaques rouges, violettes, verdâtres, mordorées ; puis elles se résorbaient toutes seules. À leur place, on voyait une dépression moulée, assez profonde. Dans le genre de pattes d’éléphant. Au centre du plafond, autour du fil de l’ampoule électrique, sans qu’on sache pourquoi, il se formait en un clin d’œil une magnifique rosace en relief, une immense gerbe de fleurs et d’angelots, avec quelques colombes en train de s’échapper.
Par moments, même, le plafond devenait le plancher, et sur les tables collées à l’envers, on voyait servi dans des assiettes un repas succulent, des verres de cristal pleins de vins couleur de rubis, des corbeilles de fruits juteux dont quelques-uns avaient roulé sur la nappe.
Roch sentit le lit tanguer sous son corps : le plancher devait avoir suivi l’exemple du plafond, à présent ; les vagues allaient déferler, sans doute, les meubles allaient rouler pêle-mêle, pris par une invisible trombe. Puis ce serait au tour des murs, des volets, des rideaux, des portes. Dans quelques minutes, tout serait chaos et mouvement. L’air lui-même se mettrait à danser, dans le cube de la chambre. Les sons et les couleurs se mélangeraient comme ça, presque joyeusement. En fait, il n’y aurait plus de sons ni de couleurs, mais des sortes de longues impulsions qui courraient à travers l’air, et dans lesquelles on se fondrait sans comprendre. Les objets se pénétreraient les uns les autres, et un nuage fin, gonflé de métamorphose, emplirait la pièce. Roch vit tout s’évanouir autour de lui, et il sentit qu’on l’emportait dans un curieux voyage. Des souffles froids et chauds le soulevèrent comme une plume, et des courants aquatiques firent filer sa peau, ses membres, ses cheveux, à la manière d’une tache d’encre en train de se mélanger sur un papier mouillé.
Il poussa un terrible cri sourd, qui ne dépassa même pas les limites de sa gorge. Un HAAAA !.. d’épouvante, qui résonna longtemps à l’intérieur de sa tête et le fit transpirer. Quand le cri s’arrêta, Roch aperçut sa femme qui était entrée dans le balancement général. Elle n’apparut pas d’un seul coup ; Roch vit d’abord son corps, très blanc et très long, qui flottait nu au milieu de l’air. Puis le corps fut absorbé par un visage immense, si grand qu’il devait remplir la chambre tout entière. Sur cette tête de géante, les yeux ouverts avaient l’air de deux fenêtres profondes d’où on pouvait voir la mer. Les iris étaient ronds, transparents, avec une sorte de cristallisation couleur d’émeraude ; de fins rayons partaient des pupilles noires, et s’étendaient en étoiles, parsemés d’une foule de grains opaques, plutôt dorés. Alentour, la sclérotique brillait avec un éclat surhumain. Près des paupières, il y avait sur la masse neigeuse des marbrures bleutées et des veinules gorgées de sang, dont quelques-unes avaient éclaté. Pris dans la masse de chair, les deux globes étaient immobiles, humides d’une rosée qui s’évaporait dans l’air surchauffé. Elles étaient là, les deux machines à voir, les deux sphères nacrées aux teintes d’arc-en-ciel. La lumière extérieure entrait en elles, par les hublots noirs, et y restait enfermée, dévorée en quelques secondes, absorbée par les parois des rétines.