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Roch plongeait ses mains dans la douce chevelure, et jouait avec elle, pendant des minutes entières. Il enfouissait son visage au centre de cette forêt, et sentait les milliers de petits tentacules frôler sa peau, entrer à l’intérieur de ses narines pour essayer de l’asphyxier. Puis les cheveux envahissaient sa bouche, et il goûtait leur saveur fade, un peu salée, il respirait leur parfum puissant et familier, l’odeur qui enchaînait, qui vous faisait esclave.

Roch était toujours seul sur son lit mouillé de sueur, et pourtant il sentait le corps de femme glisser longuement entre ses doigts. Tout, le visage, le torse, les hanches, les jambes minces et les bras fluides, tout cela coulait en lui subitement et le faisait vibrer d’une joie délectable. Il tenait entre ses doigts la chair fondante, il la buvait comme un aveugle, avec sa peau, avec le bout de ses nerfs. Et il entrait dans les cloisons secrètes, il se moulait dans les épaules, dans les seins, dans les creux du ventre et des reins, comme s’il était l’âme qui devait habiter cette statue. Car, étrangère malgré tout, sans lui elle serait morte aussitôt, cela était sûr ; cette enveloppe de peau marbrée et souple ne contenait que le vide ; cette poitrine délicate ne respirait que le néant et la destruction ; ces mains aux longs doigts frémissants étaient déjà inanimées, et n’étreignaient plus rien. Lui, étendu sur son lit, ne pouvait la sauver que passagèrement ; il allait lui donner la vie, dans une sorte de transfusion ardente et désespérée. Il allait enfin l’aimer.

Partout où ses yeux se posaient, dans cette chambre étouffante et vide, c’était sur elle qu’ils se posaient. La forme du visage d’Élisabeth se balançait dans l’air, emplissant toute la pièce. Et son corps, sa masse de peau bien farinée, qui la contenait hermétiquement, était partout Missi. Il marchait, il se baissait, il se couchait, il glissait sur le sol, ou bien volait au ras du plafond, ce corps insaisissable ; il dansait, il se séparait, il était odorant, on pouvait le toucher, on pouvait l’entendre, il était lumière.

C’était comme s’il y avait eu une série de miroirs collés sur toutes les surfaces planes, et reflétant indéfiniment, sous des angles toujours nouveaux, le même geste de beauté que faisait une femme, dans une chambre. Mais Roch était pour ainsi dire à l’intérieur des miroirs. Oui, en vérité, c’était lui qui reflétait le corps de sa femme, qui le dépareillait et le modifiait sans cesse, à chaque inspiration profonde de sa poitrine, à chaque impulsion nerveuse venue du dehors, à chaque éclat de lumière dure, au seul contact d’un son aigre venu d’au-delà des toits. Cette image, mais c’était plus qu’une image, se versait sur lui comme une eau dont il avait soif, ruisselait sur tout son corps, l’abreuvait délicatement de ses gouttes de pluie et de fraîcheur ; chaque geste du bras qu’elle avait, à présent, chaque mouvement familier, pour écarter les rideaux, pour ouvrir les volets, pour peigner sa chevelure, pour défaire la fermeture-éclair d’une robe blanche, chaque geste pur et lumineux venait jusqu’à lui et l’entourait d’un linge humide qui rassérénait toute sa peau.

Ces choses devaient durer des siècles, sans doute ; rien ne pouvait les arrêter. Le bain divin devait continuer, sans interruption, sans fatigue. Car les gestes se refaisaient indéfiniment, comme s’ils remontaient le cours du temps, qu’ils arrachaient des secondes au néant, qu’ils entraient tout nouveaux dans la zone du trouble, agrandissant sans hâte leur halo de fulgurante blancheur. Ils n’avançaient pas mécaniquement, mais avec une espèce de magie qui les faisait naître et se multiplier sans raison, pour nourrir Roch, pour lui seulement, dans cette chambre, dans cette odeur de maladie et de solitude.

Les gestes ne s’arrêtèrent pas ; pourtant, en quelques minutes, ils devinrent si rapprochés les uns des autres, si calmes, si élongués, que ce fut comme un seul et éternel geste de triomphe, une fusion des bras blancs et des cheveux sombres, un fantôme radieux, aperçu dans toutes les poses imaginables, et qui vint envelopper Roch de son tourbillon immobile. Roch reçut ainsi le corps d’Élisabeth, il s’en habilla sans s’en douter, très naturellement, et vécut dans la fraîcheur.

Maintenant, il était devenu cette femme, la passion l’avait en quelque sorte retourné sur lui-même, avait rompu l’état de dehors et l’avait placé dedans. Et cependant, bien qu’habitant la silhouette d’Élisabeth, sentant autour de lui, à la place des murs et des meubles, des choses qui ne lui appartenaient pas, qui ne lui avaient jamais appartenu, des fragments de femme qui flottaient épars, qui lui disaient sans cesse, « je suis là. Je suis là. Tu es chez moi », bien que pris dans une demeure nouvelle, faite de délectations, Roch éprouvait encore un besoin obscur, violent, outrageant, de dominer et de détruire. C’était comme si cette femme, venue cet après-midi-là, dans la chaleur et l’isolement, au beau milieu de la maladie, avait mis Roch face à deux gouffres profonds séparés par une lame de sabre. Puis elle l’avait poussé, et Roch était tombé sur la lame, et chaque partie de son corps tranché net était tombée dans le puits ouvert sous elle, et s’y était engloutie. Jamais, jamais il ne pourrait recoller les deux parties ensemble ; il fallait qu’il vive dans chaque puits, avec sa moitié de tronc et de tête, un bras et une jambe. Dans le gouffre de droite, Roch baignait dans le monde d’Élisabeth ; dans celui de gauche, il était en possession d’un objet doux et vivant, qui avait l’air d’un corps de femme, qu’il serrait entre ses mains, qu’il allait étrangler peut-être, à qui il allait faire subir les derniers outrages.

Car c’était cela, finalement, habiter une femme ; c’était être perdu dans un univers encore plus dément que celui de la maladie. C’était une vraie colère, s’attaquant non seulement aux sens et à l’intuition, mais aussi à tout ce qui dans l’esprit est volonté d’ordre et de compréhension. Des bouffées de haine et d’amour montaient simultanément à travers Roch ; et, chose effrayante, ces bouffées s’unissaient en montant, comme si elles étaient de même nature, ne formaient plus qu’un seul nuage brûlant et glacial, une sorte de cyclone aride, une sphère de tourment, comble de la douleur et de la jouissance, qui écartait tout sur son passage, et qui montait, montait toujours, toujours, et le soulevait avec elle, le traînant et le dissolvant dans son sillage, lui, Roch, l’homme malade.

Le cadre étroit de la chambre avait éclaté, maintenant. À présent, c’était le monde qu’elle habitait, cette femme fraîche aux cheveux sombres. C’était les continents qu’elle habitait, les Amériques, l’Australie, le Groenland. Elle était étendue sur eux comme une draperie, elle les couvrait doucement, laissait tomber sur tous les hommes les plis de son suaire, et c’était contre le monde entier aussi que Roch se battait. Avec rage, avec un genre de désespoir grelottant, il se faisait arme, il hurlait en silence, il meurtrissait de toutes ses forces l’immense fardeau du ciel et de la terre.