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Pourtant, homme et femme, tous deux seraient vaincus, un de ces jours, cela ne faisait aucun doute. Le visage tendre et doux, les yeux profonds, couleur d’émeraude, la bouche, le corps souple et pâle, céderaient sous ses coups. Il y aurait comme une sorte de mort, quand le voile aérien se déchirerait. Par la brèche ouverte, les éléments étrangers pourraient alors se ruer, se déverser en eux, les noyer. Car ni l’un ni l’autre ne seraient épargnés. Quand Élisabeth, au corps troué, s’abandonnerait à la terrible profanation temporelle, ce serait fini également pour Roch. Un coup de boutoir le rejetterait en arrière, lui ferait remonter sa chute à l’envers, vite, très vite, et le plaquerait à nouveau sur le matelas tiède, sur le lit, l’encastrerait dans la vieille chambre aux murailles moites, au soleil jaune en train de suinter de l’autre côté des volets. Tout ça qui était normal, qui était dur, qui préparait des agonies, des pauvretés, des jours et des nuits anonymes, où on est revenu chez soi.

Quand tout ça fut passé, ce moment de crise, de maladie, d’amour, ou de ce que vous voudrez, Roch quitta son lit et marcha jusqu’à la cuisine. Il s’assit un moment devant la table encombrée de vaisselle sale, et il attendit. Au-dessus du réchaud à gaz, sur une tablette, une pendule marquait sept heures et demie. Dans la cour de l’immeuble, un chien se mit à aboyer longtemps, avec de drôles de cris rauques, comme s’il n’arrivait plus à s’arrêter. La nuit était en train de venir, probablement, avec un beau coucher de soleil violacé, près des collines. Élisabeth avait dû passer à l’agence, pour le retrouver. Elle serait surprise d’apprendre qu’il ne faisait plus partie du personnel depuis le début de l’après-midi. Mais ce n’était pas la première fois que Roch était congédié ; il avait travaillé un peu partout comme ça, à la Poste, aux Chemins de Fer, chez un libraire, et même dans une banque. Elle devait être habituée, depuis le temps.

Roch se leva et sortit de l’appartement. En bas de l’immeuble, il enleva l’antivol de sa bicyclette et s’en alla à travers la ville. À un moment, avant d’aborder le boulevard, il regarda vers le ciel ; mais sans inquiétude, à présent : le soleil avait complètement disparu, quelque part de l’autre côté de l’horizon. Déjà des chauves-souris commençaient à tournoyer entre les toits, à une vitesse folle, et des grappes de papillons étaient pendues près des réverbères bleuissants. Dans les rues, depuis l’après-midi, tout s’était desséché. Il n’y avait pas une goutte d’eau sur le sol ou sur le toit des maisons. Une espèce de poussière s’était déposée sur le macadam, dans le genre des scories de volcan. C’était ce qui restait du gigantesque incendie qui avait sévi sur ces lieux, durant une journée entière : des cendres, des bouts d’allumettes noircis, des mégots écrasés dans leurs braises.

Une odeur de caoutchouc brûlé se dégageait de toutes les choses, et on voyait de petites rides sur les surfaces planes, comme un signe de vieillesse.

Roch circula au milieu de ces débris poudreux, sur sa bicyclette. En passant dans une ruelle étroite, contre le mur d’une maison, il reçut sur la tête le contenu d’une pelle pleine de gravats. Plus loin, une jeune fille en vélomoteur passa devant lui, très raide, avec du vent qui entrait par l’échancrure de son corsage. Oui, la sécheresse était vraiment totale. On vivait dans une ville où le soleil ne cesserait jamais de frapper, où les rayons douloureux entraient dans la terre durant le jour pour en ressortir la nuit. Il n’y avait pas de répit.

Roch déboucha sur le bord de mer. Il aperçut les membranes obscures qui recouvraient le ciel et la masse liquide. Au loin, le phare s’allumait par intermittences, selon un code mystérieux. À cause de toute cette poudre, de ces plaques sèches et grises, le visage d’Élisabeth s’était fané dans la tête de Roch. Il ne restait plus, au fond de la boîte à souvenirs, qu’une espèce d’œil couleur d’ardoise qui regardait tout seul dans des nappes de laine. Mais ce pouvait être aussi bien la tache aveugle que le soleil avait laissée sur ses rétines.

Roch abandonna sa bicyclette et marcha sur la plage. Et malgré cet œil qui l’espionnait avec insistance, ce ne fut pas un petit plaisir quand il plongea son corps grelottant, encore brûlant, à l’intérieur de l’eau.

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Le jour où Beaumont fit connaissance avec sa douleur

La première fois que Beaumont dut faire connaissance avec sa douleur, ce fut au lit, vers quelque chose comme trois heures vingt-cinq du matin. Il se retourna sur le matelas, péniblement, et sentit la résistance des couvertures et des draps qui participaient à son mouvement de rotation, mais d’une façon incongrue, en s’y opposant. Comme si une main invisible avait tordu les tissus autour de son torse et de ses hanches immobiles. Après quelques minutes, ou quelques secondes, il essaya, les yeux fermés, de se dégager en tirant avec sa main gauche sur les plis de son pyjama et sur les torsades des draps. Il ne réussit qu’à se rendre davantage prisonnier, et, la mauvaise humeur le gagnant, il rua dans l’enchevêtrement de ce qui devait ressembler de plus en plus à une camisole de force. Ses deux pieds percèrent à la fois et surgirent au bout du lit, livides, plongeant d’un seul coup dans le froid. Les derniers restes de la paresse, l’engourdissement du sommeil, sans doute, le maintinrent encore dans cette position ; mais le sentiment d’un inconfort sournois, un malaise très intellectuel et cependant physique, grandit dans son esprit. Son cerveau recommençait à fonctionner. Des images fugitives, à peine tracées, s’allumaient et s’éteignaient sur ses rétines, à l’abri des paupières jointes, comme des enseignes au néon. Il y avait une barque en bois qui dérivait sur une rivière brumeuse, et il ramait de toutes ses forces ; puis il savait qu’il était sur cette barque, et l’histoire commençait : naturellement, la barque chavirait, l’île nageait doucement vers lui, et des plages, des plaques de vase s’infiltraient sous son ventre et le portaient avec de doux chatouillis. Ou bien ses pas qui martelaient le trottoir, en cadence, en légèreté ; et d’autres pas, d’autres jambes survenaient, la présence dansante d’une jeune femme dont il ne parvenait pas à surprendre le visage, mais qui devait avoir des sortes de longs cheveux blond roux et des bras nus très blancs, presque lumineux. Des mots de phosphore naissaient en silence, enfouis au plus profond de sa tête, vers la nuque peut-être, et ces mots s’allumaient et s’éteignaient, eux aussi, dans la nuit du vide préhistorique, prêts à s’organiser en phrases, prêts à moduler des propositions circonstancielles, conjonctives, interrogatives. Comme si des points de suspension les avaient ligotés entre eux. Quand Beaumont sentit que cette invasion, loin de faiblir, précipitait sa course et progressait de façon continue, il comprit qu’il ne pourrait plus dormir. Ses paupières tremblèrent, se resserrant encore de temps en temps, mais nerveusement, puis, tout à coup, sans qu’il ait pu savoir comment et pourquoi, ses yeux furent grands ouverts. Contrairement à ce qu’on lui avait toujours dit : il faut un certain temps pour que la rétine s’habitue à l’obscurité et pour qu’on distingue les choses, Beaumont vit tout, et d’un seul coup. Il était couché sur le côté droit, à cause du cœur, et la chambre lui apparut comme en plein jour, à cette différence que la lumière avait été remplacée par l’obscurité. C’était une chambre dans le genre d’un négatif de photo, avec un haut plafond noir, quatre murs et un plancher grisâtres, et une nuit blanche qui entrait par bandes à travers les volets. Beaumont resta couché sur le côté, les yeux ouverts, parfaitement immobile dans les nœuds et les strangulations de ses draps. Le bruit de sa montre l’atteignit enfin, progressivement, comme si cela avait été une fuite dans un tuyau d’eau, dont chaque goutte se serait attachée à la précédente pour fabriquer une espèce de stalactite mouvante s’insérant millimètre après millimètre dans sa matière grise. Il entendit « tic-tic, tic-tic, tic-tic, tic-tic, tic-tic » et rejeta les couvertures à ses pieds. Il alluma la lampe de chevet et lut l’heure : trois heures trente-deux du matin. Il y avait donc environ sept minutes qu’il avait fait pour la première fois connaissance avec sa douleur, et il ne le savait pas.