Beaumont se leva, traversa le corridor et les pièces sombres, urina, but un grand verre d’eau glacée dans le réfrigérateur. En retournant vers sa chambre, ses deux pieds nus appliqués alternativement sur le parquet humide, il sentit vraiment qu’il se passait quelque chose. Depuis qu’il était réveillé, il avait compris confusément qu’il y avait un détail anormal, en lui, ou ailleurs, qui avait pris possession de son esprit. Impossible de savoir quoi exactement ; c’était un peu comme l’idée d’un changement, mettons la pluie qui tombe brusquement dehors, ou le souvenir du fracas d’un accident, entre deux voitures, en bas, près du carrefour. Au lieu de retourner dans son lit, et de profiter de la place chaude qu’il y avait creusée, il marcha jusqu’à sa table, tira une chaise et s’assit. Il frissonnait ; le pyjama de finette était trop léger pour la saison. Mais le froid, le silence, ni rien d’extérieur ne pouvait le décider à bouger. Il était préoccupé par un vide intense, qui l’habitait tout entier à présent, et le maintenait dans cette posture méditative, la tête dressée, les deux bras appuyés sur le bord de la table. Il regardait droit devant lui, dans la direction du mur d’en face, respirant à peine ; son cerveau, bizarrement, était devenu une drôle d’espèce d’animal, un ver, par exemple, et cet animal se retournait sur lui-même, à la recherche d’une chose inconnue. Cette bête froide rampait imperceptiblement, puis s’immobilisait, et tordait peu à peu son corps trapu pour regarder en arrière. Pas d’yeux, mais des semblants d’antennes, ou des cornes d’escargot, saillaient tranquilles hors de la masse cartilagineuse et se posaient avec délicatesse sur la paroi crânienne, sur l’objet tapissé de méninges rosées. Beaumont comprit brusquement que ce ver cotonneux qui se tordait dans sa tête, c’était son cerveau, c’était son intelligence, c’était lui-même ; il sentit alors une peur inconnue l’envahir, un sentiment précaire et honteux, qu’il n’avouerait probablement à personne. Il prit de sa main droite un miroir cassé qui traînait sur la table, au milieu des papiers, et il se contempla. Il vit son masque anonyme, trente-cinq-quarante ans, aux traits faibles, ses joues ni grasses ni maigres où la barbe avait déjà poussé, comme sur la face d’un mort. Il écarta ses lèvres et vit ses incisives, enfoncées dans les gencives au milieu d’un léger anneau de tartre. Puis ses yeux, vraisemblablement bleus, fixes dans la masse de chair ridée, pareils à des yeux de poupée. Son front à peine fuyant, ses cheveux, ses oreilles, ses narines, ses deux dépressions symétriques à la place des condyles. Il vit son menton, les commissures des lèvres, la cicatrice d’un ancien grain de beauté, et surtout, de plus en plus, il vit sa peau, cette étendue de peau blanche, perforée de trous, hérissée de poils, la peau élastique et saine, la peau flétrie et brunie, la peau où se forment les pustules et les boutons de fièvre, ce tissu d’inflammations et d’eczémas, cette extraordinaire carte qui était la sienne, et où il se perdait, semblable à un moucheron minuscule en train de marcher sur un corps. Quand il bougea à nouveau, ce fut pour allumer une cigarette ; il aimait se regarder fumer ; aussi, il cala le miroir sur la table, contre une pile de livres, et inséra lentement une cigarette entre ses lèvres. Mais, cette nuit-là, il ne parvenait pas à refaire les gestes habituels selon l’ordre. Il ne tremblait pas, non, mais il n’arrivait pas à se voir. Tout se passait trop vite. Il aurait fallu recommencer, encore, encore, remettre la cigarette dans le paquet, le paquet dans le tiroir. Puis reprendre le paquet, très naturellement, y glisser le pouce et l’index en forme de pince, et choisir la cigarette qu’il voulait. La porter à ses lèvres, avec une suite perceptible de mouvements d’ascension de l’avant-bras, le coude fiché sur le rebord de la table. Casser une allumette dans la pochette de carton et la gratter du haut vers le bas. Il aurait fallu que l’allumette brûle, rien qu’une fois, mais une bonne fois, définitivement. Et qu’elle embrase l’extrémité de la cigarette, et qu’elle s’éteigne, et que la cigarette fume, fume, dans sa bouche et dans sa gorge, comme un beau geste dramatique. Au lieu de cela, tout se faisait distraitement, comme si ce n’était pas lui qui fumait, qui allait fumer, qui avait fumé, mais quelqu’un d’autre, celui du miroir, par exemple. Beaumont cessa de regarder le morceau de glace brisée. Il repoussa son buste en arrière et s’appuya contre le dossier de la chaise. Dehors, dans le froid et dans l’indifférence, dans l’illumination électrique des rues, un bruit de cascade descendait. Des nappes de bruit, déchirant le silence, qui s’étalaient le long des trottoirs, résonnaient contre les ailes des voitures, rebondissaient de mur en mur, arrachaient des lambeaux aux affiches. C’était la pluie, ou quelque chose du même genre. Peut-être un arroseur public, peut-être une gouttière crevée. Beaumont respirait la fumée de sa cigarette, et ses yeux étaient fixés sur le toit de la table. Avec des picotements douloureux, il déchiffrait les objets épars, les cendriers pleins de cendres, les crayons à bille pêle-mêle dans une vieille boîte de conserves, deux ou trois dessous de verre en carton, et des centaines de feuilles de papier, amoncelées les unes sur les autres. Un feuillet jaune, au premier plan, attira son regard de quelques centimètres, et il se trouva en quelque sorte obligé de lire, avec une peine et un soin infinis :
Nous, nous ne sommes ni des ennemis de notre pays, ni des idéalistes nébuleux, mais des Français pour qui le réalisme consiste à travailler pour la paix avec les armes de la paix, qui sont la vérité, le don de soi et l’amitié avec tous.
Nous nous sentirions obligés à la même protestation pour des détenus appartenant à tout autre parti, classe, nation, confession ou race, car notre action est un témoignage de conscience.
Quand il eut terminé, il s’aperçut qu’il était grand temps, car déjà il ne pouvait plus lire. Dans sa tête, enfoui au fond des membranes rouges des méninges, le gros ver inquiet s’était tordu sur la dernière ligne de la feuille jaune, et il passait son temps à compter les pointillés, à les palper un à un de ses ventouses opaques et de ses antennes blettes. Il les comptait et les recomptait inlassablement, comme si plus rien d’autre n’avait eu d’importance sur terre que cette succession de points, de tirets plus exactement, et comme à la recherche d’un nombre mystérieux, dont il approchait à chaque seconde, qui donnerait enfin une définition à toute la feuille, à tous les papiers écrits ou dessinés, à toutes les confessions, à tous les romans et à toutes les lettres du monde, un nombre pur et majestueux qui paralyserait enfin l’infatigable et haineux mouvement des apparences. Les yeux vides, le visage figé et stupide, Beaumont, tête en avant, cigarette en train de s’éteindre entre deux doigts de la main gauche, semblable à l’homme du miroir, balbutia à haute voix le nom de ce chiffre :