« Oui, je t’écoute. Qu’est-ce qu’il y a ?
« Je ne sais pas, je te jure, c’est complètement idiot. Mais j’ai… j’ai peur. C’est complètement idiot, je sais, mais c’est plus fort que moi, j’ai peur. Je ne peux plus rester seul, je ne sais pas ce que c’est, mais je ne peux plus ; je ne comprends pas ce que c’est, la fatigue, ou quoi. C’est comme si j’allais mourir, tout à coup. Comme s’il allait se passer un événement terrible, une catastrophe. Et je suis sans défense. J’ai peur, Paule. J’ai peur. »
« Écoute-moi. Va te coucher, attends demain matin. Ne t’énerve pas. Tout ça passera bientôt. Mais écoute-moi, il faut que tu ailles te coucher et que tu te reposes. Demain tout sera fini. »
« Non, non, ça ne sera pas fini… J’ai peur, Paule, tu comprends, j’ai peur. Je ne sais pas ce que c’est, c’est la première fois que ça m’arrive, mais j’ai peur. Je ne sais pas de quoi, ou plutôt si, je m’en doute, mais je n’arrive pas à comprendre. C’est là, partout, autour de moi, j’ai l’impression qu’il y a des gens. Ils vont me tuer. Ils sont entrés et ils rôdent partout. Ils se cachent derrière les rideaux, sous les lits, dans le couloir, dans la cuisine, et si je tourne la tête trop vite pour les regarder, ils vont me tuer. Ou bien ils attendent le moment où je me serai recouché. Tu comprends, Paule ? Je ne peux plus me recoucher. Si je me mets dans mon lit, ils vont venir, avec des couteaux, et ils me poignarderont dans le dos. Paule, je te jure, ils vont venir. Ils n’attendent que ça. »
« Je t’en prie. Cesse de faire l’enfant. Calme-toi. Tu sais bien que ce n’est pas vrai. Tu dois avoir de la fièvre. C’est probablement un abcès. Il faut que tu te couches et que tu essaies de te reposer. Prends des somnifères. Et surtout, détends-toi, ne pense plus à rien. Hein ? »
« Mais je ne peux pas, je te l’assure. J’ai peur, c’est plus fort que moi. J’ai mal et j’ai peur. »
« Écoute, je viendrai te voir dès demain matin. Mais il faut que tu te reposes. Tu entends ? »
« Oh, Paule, pas demain. Je t’en prie. Viens maintenant. »
« Mais tu sais très bien que je ne peux pas. Mes parents ne voudraient pas. Tu les as réveillés en téléphonant, et ils sont furieux. Il faut que je te quitte, maintenant. Excuse-moi, mais je t’assure que ça m’est tout à fait impossible de venir maintenant. Je te promets, je viendrai dès demain matin, vers huit ou neuf heures. »
« Tu ne peux pas venir maintenant ? »
« Non, c’est impossible. Si je pouvais, je viendrais, mais je t’assure, ce n’est pas possible. »
« Je ne sais pas. Je ne sais pas ce que je vais faire, maintenant. »
« Va te reposer, va. »
« Je ne sais pas. Il ne fallait pas, il ne fallait pas que je reste seul. Je pensais… »
Pendant quelques secondes, ils ne parlèrent plus. Beaumont s’était assis sur un tabouret, à côté du téléphone ; la moitié de son visage était devenue une sorte de pierre, de granit sans doute, dure et friable à la fois, parcourue de veinules gorgées de bleu, où chaque élément semblait tenir agrégé à cause d’un chant rauque et strident, un cri de douleur et de rage. La voix de la jeune femme entra à nouveau dans son oreille. Il y avait quelque chose de changé dans son timbre, à présent ; de l’éloignement, peut-être, ou bien de la fatigue. Elle dit :
« Comprends-moi, ce que tu me demandes est tout à fait impossible, tout à fait impossible. »
Beaumont restait immobile. Ses yeux étaient figés dans les paupières, comme si les larmes avaient gelé. Il écoutait avidement la psalmodie criarde et triste qui partait de sa mâchoire et l’unissait aux murs du corridor ; déjà sa main droite détachait l’écouteur de son oreille, et il se sentait partir, massacré, raide de stupeur.
La voix continuait, très nasillarde :
« Écoute-moi. C’est absolument impossible, je te jure. Mais je viendrai te voir dès demain matin à la première heure. Tu n’as qu’à m’attendre et à te reposer. Je téléphonerai au dentiste, si tu veux. Tu verras, tout ira bien. Ne t’en fais pas, repose-toi. »
Un bourdonnement électrique coupait les paroles de la jeune femme, s’immisçait entre les mots comme une sorte de mouche à viande prise entre un rideau de tulle et le verre d’une vitre.
« Dis, tu m’entends, hein ? Tu m’entends ? Allô ? Réponds-moi. Je t’en prie, comprends. » Puis : « Allô ? Allô ? Tu es là ? Allô ? Allô ? Tu m’entends ? Allô ? »
Le bras de Beaumont pendait tout à fait le long de son corps, maintenant. Au loin, très au loin, il entendait les grésillements du téléphone ; mais il n’avait plus envie d’écouter et de comprendre. La seule idée d’avoir à relever l’écouteur jusqu’à son oreille lui semblait dégoûtante, nauséabonde. Il regardait le papier qui tapissait le mur du couloir, les yeux brûlants de fatigue. Le chant de sa mâchoire était plus grave, désormais ; il vibrait avec de longues ondes paresseuses, qui descendaient le long de la colonne vertébrale, des bras, des jambes, qui terminaient leur course dans chaque extrémité, et plus particulièrement, tout en haut de la tête, à la pointe du cerveau, en une faible explosion sans couleur qui se répandait comme une flamme d’essence. Beaumont était submergé par ces ondes ; il se noyait ; très loin encore, ou peut-être plus exactement comme parvenu de derrière une cloison, il écouta le claquement du téléphone que la jeune femme avait raccroché là-bas, chez elle, avant de resserrer autour d’elle peignoir et chemise de nuit de nylon noir, et de marcher vers sa chambre, et de chuchoter, par la fente de la porte entrebâillée, à sa mère surgie des oreillers : « Maman. Ce n’est rien. Ce n’est rien. Bonne nuit. »
Abandonné sur son tabouret, dans le corridor, Beaumont se sentit envahir par une fureur étrange, quelque chose de froid et d’aigu, une décharge électrique dans la main droite, par exemple, et qui le jeta debout, seul, sur le parquet, détaché du téléphone, couvert de muscles et de tendons, comme dépouillé soudain non seulement de son pyjama, de son imperméable et du couteau hindou, mais aussi de sa peau, de sa longue peau blanche, fiévreuse et distendue. Mâchoire en avant, il progressa sur le sol, en direction de sa chambre. Un courant d’air très mince passait dans sa bouche ouverte, descendait jusque dans ses poumons, puis ressortait, tiède, chargé d’odeurs et de gaz, et s’enfonçait au milieu de l’atmosphère, modifiant doucement des pourcentages et des températures. C’était cela, la vie, rien du tout, un phénomène uniforme et vague, si facile à réduire ; et la douleur, cette passion incohérente faite de vibrations et de graphiques, la douleur coulait dans ce filet d’air, liait les poumons aux objets voisins. C’était une plante à doubles racines, l’une fichée dans les chairs humaines, l’autre tatouée dans la matière, comme une fleur sur la tapisserie d’un mur. Avec cet organe nouveau, imprévu, en train de grandir dans et hors de lui, Beaumont recevait l’indication de sa propre mort ; sournoisement, on lui montrait la pierre et le plâtre, les papiers, les étoffes et les verres, on les lui faisait connaître, on le poussait vers eux, vers le calme inhumain, vers l’ordre mystérieux où le temps ne coule plus, où les mouvements sont imperceptibles, les sensations, éternelles. C’était lui, cette plinthe, c’était lui, cette couleur jaune sale, ces décombres, ces meubles, ces morceaux de bois rongé, ces plaques de peinture malade. Ce lit, ce tas de chiffons, plein de drap et de laine, où il tombait maintenant, et qui balançait tranquillement le poids de son corps. Sans même éteindre la lumière, Beaumont rampa sur le matelas, jusqu’à l’oreiller. Puis il posa la tête sur la masse moelleuse et ferma les paupières.
Dans le noir, la souffrance grandit encore, si c’était possible. Elle cessa d’être multiforme, architecturée. Elle devint un symbole bien droit et bien net, clair ou sombre, une espèce d’I triomphal sur quoi il était empalé tout entier. La position était assurée, à présent, et jusqu’à la fin, jusqu’au chirurgien-dentiste, stomatologue, etc., il devait la garder, tournant autour d’elle désespérément ; la violence verticale. N’importe ce qu’il allait faire, ce qu’il faisait effectivement, c’est-à-dire se lever de nouveau, s’asseoir sur le bord du lit, se regarder dans la vitre du poste de radio posé sur la table de nuit, prendre une cigarette, puis la rejeter par terre, sans avoir eu le courage de l’allumer, il ne cesserait pas d’être debout, debout sur ses deux jambes, raide, paralysé, hagard.