Alors il prit la bouteille d’alcool et se mit à boire. Sa mâchoire ne le quittait pas, non, mais l’ivresse le faisait reculer. Vers quatre heures et demie, il était à environ deux mètres de sa mâchoire ; un peu comme si un grand clou avait été planté dans l’os et dans les gencives, et qu’il avait dû tirer, de toutes ses forces, pour élonger la blessure et prendre du champ. De l’autre côté de la fenêtre, les rumeurs étaient plus fréquentes. La cascade d’eau s’était tue depuis quelque temps, mais elle avait été remplacée par les glissades des pneus de voitures, par des pas humains, par des fracas de rideaux métalliques qu’on soulève. Encore deux heures-deux heures et demie, et il ferait jour. Vautré sur le lit, Beaumont finissait la dernière gorgée d’alcool. Il parlait tout seul, de temps à autre, non pas avec des phrases, mais avec de petits mots qu’il grognait en buvant, dans le genre de « aïe », « aïe-aïe-aïe », « oh », « ah mal mal », « hola-aïe », « aïe-ouh ». Le liquide coulait dans son œsophage, et lui, était sec ; autour du lit, chaque centimètre carré s’était vidé de sa teneur en eau ; le parquet, le papier, les plâtres, les volets, les cendres, tout était desséché, désert. C’était comme de grandes plaques d’ardoise, rêches et poussiéreuses, où l’air frottait avec des bruits de papier émeri ; pareil à un sac d’aspirateur, le cube atmosphérique de la chambre regorgeait de particules, pellicules, cheveux, flocons, braises, échardes, limaille, rouille, d’une espèce de sable âpre et érosif qui entrait partout, bloquait des roulements à billes, soudait des espaces, cimentait les éléments les uns aux autres.
Beaumont était assis maintenant sur un monticule de gravier, et son corps semblait vieillir dans le genre des momies. Sa mâchoire blessée était un curieux os, un peu jaune et sale, où les nerfs étaient hérissés comme des herbes. Sa peau même, autrefois si vivante, cette peau où la sueur et les tiédeurs profondes avaient habité, n’était plus qu’une couverture de laine, une vieille couverture de cheval mangée par les mites, usée, pleine de nœuds et de trames grossières. Le monde était devenu lentement une drôle de symphonie de flanelles, les unes grises, les autres rouges, ou brunes, ou bleuâtres, qui s’irritaient et se grattaient mutuellement. La laine des murs contre l’écru de l’air ; la broderie orange, toute seule, un point rond, de l’ampoule électrique ; la toile à sac de la nuit usant le tricot des volets, ou la finette des toits de tuiles ; les nylons des vitres sur la laine des murs ; l’écru de l’air contre la satinette du parquet obscur. Et des couvertures, encore des couvertures, ici et là, des draps, des lainages, des fils d’Écosse, des suédines, des velours épais et durcis, des cotonnades, du tergal, des mousselines, des fourrures, des toiles, toujours des toiles, partout, se limant les unes les autres, en d’imperceptibles mouvements qui répandaient autour d’elles des nuées de poils et de poudre, en même temps qu’un chant monotone de l’usure, un son unique et discordant où fourmillaient les grattements, les raclages, les hachures, sans cesse, sans but, jusqu’à couvrir tous les autres bruits de la ville. Pris dans ces mandibules, dans ces mâchonnements, Beaumont était un ourlet de tenture, une boule de laine mêlée, quelque chose de mort et de consumable, recroquevillé dans le coton de son pyjama rayé, enserré dans les pans de toile cirée de son imperméable comme dans un suaire, et il vivait là, à plat, cousu sur ces décombres de machine à tisser, sentant les choses bouger autour de lui.
C’est ainsi qu’il vit le jour arriver, s’installer dans sa chambre. La lumière électrique brûlait toujours au même endroit, dans la poire de verre pendue au bout de son fil, là où dorment les mouches. Les sons métalliques, les martèlements de talons, le brouhaha des voitures avaient augmenté ; parfois un cri, encore insolite, fusait d’une bouche grande ouverte qui appelait vers les fenêtres : « Jérôme. » Ou bien une sorte de glas traînait le long des façades, probablement les matines.
Vers sept heures dix, Beaumont se leva ; il n’avait plus de mâchoire, plus de gencive, de dent de sagesse, de molaire dévitalisée, rien. Sa barbe était assez longue, maintenant, plus épaisse sur la joue droite. En titubant, il avança dans le couloir ; il semblait repousser quelque chose devant sa bouche, l’haleine chargée d’alcool sans doute, et qui s’échappait en forme de triangle. Il prit l’écouteur qui pendillait au bout du fil, et composa un numéro avec sa main droite. 80-10-10. Il attendit debout, sans rien dire. Le téléphone sonna cinq ou six fois, là-bas, dans le studio face à la mer, près du lit blanc où des vêtements traînaient comme des dépouilles. Mais personne ne répondit, et Beaumont raccrocha. Il le fit très simplement, presque sans regret, les yeux voilés par la brume. Puis son index retourna vers le disque aux dix chiffres. 89-22-81. Le téléphone sonnait. Au-dessus de la tête de Beaumont, épinglée au mur, il y avait une vieille photographie découpée dans un livre, un homme barbu vêtu d’une soutane blanche, avec écrit en dessous :
À la quatrième fois, une voix répondit :
« Allô ? »
« Allô ? » dit Beaumont, d’une voix si faible que l’autre n’entendit pas.
« Allô ? » répéta la voix.
« Allô ? » redit Beaumont.
« Allô, qui est à l’appareil ? »
« Beaumont », dit Beaumont.
« Qui ça ? »
« Beaumont. Je… »
« Qui, Beaumont ? Qui demandez-vous ? » cria la voix.
« Voilà. Je vais vous expliquer », dit Beaumont ; « je n’ai pas dormi de la nuit. J’ai une douleur horrible, là, dans la mâchoire. Une douleur terrible. Je n’ai pas pu dormir cette nuit. J’ai… j’ai même dû me saouler pour pouvoir le supporter. Vous comprenez ? Alors j’ai essayé de téléphoner à… à une amie. Je voulais qu’elle vienne me voir. Vous comprenez ? J’avais peur. J’ai eu beau lui demander, lui expliquer, elle n’a pas voulu. Elle m’a dit ce qui lui passait par la tête, enfin, la première excuse venue, qu’il était trop tard, que ses parents ne voulaient pas qu’elle sorte la nuit, et cætera, et elle… »
« Mais qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse, et d’abord qui êtes-vous ? »
« Elle n’a pas voulu. Il était quatre heures du matin et elle avait envie de dormir. Vous comprenez ? Elle a préféré dormir. Elle m’a dit… »
« Écoutez. Qui êtes-vous ? Et pourquoi me téléphonez-vous ? »
« Je suis Beaumont, je vous l’ai déjà dit. Je… »
« Je ne connais pas de Beaumont, moi, et puis… »
« Non ! Écoutez-moi avant de raccrocher. Ne raccrochez pas tout de suite. »
Beaumont sentit tout à coup la présence du poignard hindou, là, contre sa hanche. La futilité de cette arme, ou bien quelque chose d’autre, inconnu, lui apparut, et il l’ôta de sa ceinture. Le couteau tomba sur le sol, près de ses pieds, à l’endroit où il devait rester jusqu’à la fin. Beaumont continua à parler, lentement, avec peine ; les mots traversaient difficilement la zone empestée de sa bouche, cette zone maintenant dépeuplée de sa face dans le froid.