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« Allô ? Oui. Écoutez : je vais vous expliquer, j’ai eu tout à coup tellement peur, cette nuit. Ça ne m’était encore jamais arrivé. La solitude, ça devait être ça, la solitude. J’étais tout seul dans cet immense appartement, c’était impossible à supporter. Et j’avais ce truc dans la bouche, cette tumeur qui me torturait. Est-ce que vous pouvez imaginer une chose pareille, est-ce que vous pouvez seulement imaginer ? Alors j’ai téléphoné à cette fille dont je vous ai parlé, mais elle n’a pas voulu venir. Alors j’ai pris une bouteille d’alcool et j’ai commencé à boire. Je ne me suis pas arrêté jusqu’à maintenant. Je suis noir, je suis complètement noir. Mais ça n’a pas d’importance. J’ai l’impression que je suis fini, que tout est fini. Je ne peux plus rien faire, je vous jure, c’est la vérité, c’est terrible, c’est… J’ai déjà été malade, vous comprenez, non, j’ai déjà été malade, dans ma vie, mais je ne savais pas ça. Je ne savais pas ce que c’était. J’ai déjà été saoul, aussi, mais pas comme ça. Pas comme ça. J’ai déjà eu mal aux dents, et tout, mais ça n’était pas pareil. Vous comprenez. Vous comprenez. Ce n’était pas comme aujourd’hui, ce vide, ce silence, tout ça, cet abandon. Alors j’ai pris le téléphone et j’ai fait un numéro, au hasard. Je ne sais plus quoi faire exactement maintenant, mais… »

« Oui », dit la voix ; tout ça était ridicule, dans le genre du courrier du cœur, des lettres des lecteurs, avec ton de voix faux, hésitations, presque littérature.

« Je… je ne vois pas ce que je peux faire pour vous. Je regrette. Au revoir. »

Et l’autre raccrocha. Beaumont ne fut pas blessé, ni même troublé par la rupture. Presque sans bouger, il recomposa un autre numéro : 88-88-88. Loin sur des kilomètres de fil téléphonique, un disque se mit à tourner, répétant la même phrase : « Il n’y a pas de correspondant au numéro que vous demandez. Il n’y a pas de correspondant au numéro que vous demandez. Il n’y a pas de correspondant au numéro que vous demandez. Il n’y a pas de correspondant au numéro que vous demandez. Il n’y a pas de correspondant au numéro que vous demandez. Il n’y a pas de correspondant au numéro que vous demandez. Il n’y a pas de correspondant au numéro que vous demandez. Il n’y a pas de correspondant au numéro que vous demandez. Il n’y a pas de correspondant au numé… » Beaumont reposa l’appareil. Puis ajouta de nouveaux chiffres, 8 + 0 + 1 + 0 + 3 + 3 =

« Allô ? »

« Allô ! est-ce que je pourrais vous parler ? »

« Oui, heu… C’est de la part de qui ? »

Peut-être Beaumont se trompait-il, mais c’était une voix toute fraîche et toute neuve, une voix de très jeune fille, quinze-seize ans sans doute, qui traversait la carapace de bakélite en accents purs, modulés vers l’aigu, avec parfois de doux chuintements graves dans la prononciation des occlusives, surtout des dentales. Beaumont écouta la voix réitérer sa demande, et une espèce de tristesse calme envahit sa face, se mêlant doucement avec la colonne de sa douleur. Il respira.

« Je m’appelle Beaumont », dit-il ; « je ne vous connais pas, je vous ai téléphoné au hasard, absolument au hasard. J’ai fait un numéro, comme ça, sur l’appareil, et c’est vous qui avez répondu. Je ne me rappelle même plus quel numéro j’ai fait, mais ça n’a pas d’importance, ça n’a pas d’importance puisque, de toute façon, dans un moment tout ça sera fini. Est-ce que vous acceptez de m’écouter, est-ce que vous voulez bien continuer à m’écouter jusqu’au bout ? »

« Je ne comprends pas, je… »

« Si vous ne voulez pas, ça ne fait rien, raccrochez. Vous n’avez qu’à raccrocher la première et j’essaierai un autre numéro. »

« Je veux bien, mais pourquoi faites-vous ça ? »

« Pourquoi je téléphone comme ça au hasard ? »

« Oui. »

« Je ne peux pas vous expliquer exactement, non, je ne peux pas. Parce que je ne le sais pas très bien moi-même. Je veux dire, si, il y a des trucs que je sais… je suis seul, et j’ai mal, et j’ai peur, vous comprenez, je suis complètement seul, je me sens complètement seul, et j’ai peur. »

« Et vous… »

« Oui, c’est ça, vous savez, ça a l’air ridicule de dire tout ça, comme ça, mais je ne peux plus me permettre, je ne peux plus me permettre d’avoir peur du ridicule. De toute façon, vous ne me connaissez pas, vous ne m’avez jamais vu, et dans quelques instants ça sera fini, oublié. Vous comprenez ? Je ne sais pas comment dire ça, mais j’ai mal. J’ai vraiment très mal, à peine si je peux parler. Ça a commencé hier soir, non, même pas, pendant la nuit, vers quatre heures du matin. Je me suis réveillé avec ce mal aux dents et ça s’est mis à enfler, à enfler. Je ne sais plus où j’en suis, je… j’ai essayé d’appeler une fille que je connais, je voulais qu’elle vienne me voir, parce que je ne pouvais pas supporter d’être tout seul, comme ça, avec mon mal aux dents. Mais elle… mais elle n’a pas voulu venir, elle a dit qu’elle ne pouvait pas, parce que c’était quatre heures du matin et tout. Alors je ne sais plus ce que j’ai fait, mais c’était terrible. J’ai bu toute une bouteille d’eau-de-vie de prune, mais ça n’a rien fait. J’ai passé la nuit comme ça, assis sur un lit sans rien faire. Si seulement elle avait pu venir, si seulement elle avait voulu. C’était nécessaire, vous comprenez, c’était vraiment nécessaire. Jamais de ma vie je n’avais eu ça. C’était la seule fois, oui, je vous jure, c’était vraiment la seule fois de ma vie où j’aurais eu besoin qu’elle soit là. Maintenant, c’est différent. Je n’ai plus besoin de personne, vous comprenez. Maintenant, quand je veux, je pourrai aller chez le dentiste, et il me soignera. Il me fera une radio, et il me dira : vous avez un abcès sous la dent de sagesse, ou sous la molaire dévitalisée, ou quelque chose comme ça. Un abcès. Rien qu’un abcès. Et vous êtes si douillet. Pire qu’une femme. Et il ne comprendra jamais ça. Il ne saura pas ce que c’était, cette nuit, dans ma chambre. Si je lui disais, il ne croirait pas. Ça le ferait rire. C’était ça, mon vieux, un abcès, rien qu’un abcès. On va vous extraire la dent. Il faut vous faire une piqûre, j’espère que vous supportez les piqûres, hein ? Vous voyez ? La vérité, la vérité, c’est horrible. Quand on commence avec elle on ne peut plus s’arrêter. Et on peut rester ainsi des heures, sans rien faire d’autre, assis sur le bord du lit. C’est pour ça, c’est pour ça que je vous parle. Au début, malgré tout, malgré tout ce vide, je pensais encore qu’on pourrait faire quelque chose. Je pensais qu’on pourrait arrêter cette machine, cette espèce de machine, en parlant, en bougeant, en buvant du schnaps, en téléphonant, ou en faisant des trucs de ce genre. Mais maintenant, ça y est, j’ai compris. Il y a un état qu’on ne doit jamais dépasser, et moi je l’ai dépassé. Je ne peux plus revenir en arrière. J’ai besoin de ma douleur, maintenant, je ne suis plus rien que par elle. Et je l’aime. Il y a des choses qu’on ne doit pas connaître, et moi, maintenant je les connais. Cette nuit. Vous savez… »

« Mais pourquoi, pourquoi dites-vous cela ? »

La voix hésita, paraissant construire et détruire simultanément, puis continua :

« Pourquoi ? pourquoi me dites-vous cela ? Qu’est-ce que vous allez faire, à présent ? »

Sans la moindre émotion, respirant parfaitement entre chaque proposition, Beaumont répondit :

« Je ne sais pas encore. Franchement je n’en sais rien. Je vous ai dit tout à l’heure, c’est différent, à présent, je n’ai plus besoin de personne. Maintenant je suis seul, je suis vraiment seul, tout seul. J’ai encore mal, bien sûr, mais je ne sais plus. Peut-être un peu moins mal, peut-être toujours pareil. Mais c’est oublié, déjà, c’est presque oublié. J’ai un genre de paix, vous savez, une espèce de petit calme triste et silencieux. Pour vraiment souffrir, il faut aimer quelqu’un. Et moi je ne connais plus personne au monde, tout m’est devenu régulier, indifférent. Je suis seul, et en même temps, je suis déjà partout. Oui, partout. Partout où il y a des gens, du soleil, des gens qui vont et viennent. Des travaux, des souffrances. Je suis tout ce qui se passe sur la terre, toutes les horreurs, et tous les plaisirs. Tout ce qu’on y dit et tout ce qu’on y veut. Je vous assure, tout. Parce que je suis vide, vide, vide. Et que tout peut venir en moi. Vous comprenez. Comme un magnétophone, tout à fait comme ça. Ou comme un appareil de téléphone. Les bruits des voix humaines courent en moi, pendant des kilomètres, des kilomètres. Vous comprenez ? Les voix des autres vont passer en moi, et moi je serai froid et silencieux, tout le temps. Je ne saurai plus rien. Je ne dirai plus rien. Une feuille de papier blanc, très blanc. Je vous laisse ça. Vous pourrez y écrire ce que vous voudrez. Mon nom, par exemple, Beaumont, Beaumont. Ou bien un jardin, avec des cailloux et des herbes. Et moi enterré dedans, sous une petite plaque de marbre, et des couronnes, et des fausses orchidées. Ou bien encore une fenêtre, vous savez, une fenêtre ouverte sur ce que vous voudrez, un paysage de neige, une rue grise avec les poubelliers qui passent. Du soleil, de la pluie, le mistral, les gens qui reviennent du cinéma, le soir, et un autocar qui s’en va. Vous entendez ? »