Выбрать главу

Alors je suis reparti en ligne droite, le long de la rue principale. J’avais sensiblement moins froid ; au bout de la rue, il y avait une espèce de soleil d’hiver, très bas, qui semblait immobile. En marchant, je l’ai regardé un instant, et j’ai eu envie de savoir tout à coup ce qui pouvait bien se passer pour les gens qui vivaient 5 000 kilomètres plus loin. Pour eux, le soleil devait être encore très haut dans le ciel. Ou peut-être une nappe de nuages voilait-elle la chaleur, mélangeant les doux rayons à des gouttes de pluie. Mais de là où j’étais, en hiver, c’était très dur de savoir. Je me suis mis à marcher très calmement, posant les talons les premiers sur le revêtement de goudron froid, les deux yeux fixés sur la boule blanche qui se noyait près de l’horizon. Ce qui était bizarre, offusquant, c’était que je me sentais vivre, dans la plus profonde évidence, et qu’en même temps, il me semblait être devenu transparent sous la lumière. Les vibrations de l’éclairage passaient à travers moi comme à travers un bloc d’air, et me faisaient onduler doucement du haut en bas. Tout mon corps, tout mon corps vivant était attiré invinciblement par la source lumineuse, et j’entrais longuement dans le ciel ouvert ; j’étais bu par l’espace, en plein mouvement, et rien ne pouvait arrêter cette ascension. J’étais comme construit, brique sur brique, en un haut édifice, en une muraille circulaire qui s’étalait sèchement jusqu’au plus profond des cieux. Ma chair était cimentée sur ce relief du monde, et je la sentais bouger et croître, toute craquante, étirée, paresseuse, vers ce soleil, dans le genre d’un eucalyptus. C’était la liberté, ou quelque chose comme ça. Je croisais des hommes et des femmes dans la rue, et je les distinguais très nettement, découpés en ombres chinoises sur le fond blanc de l’horizon ; ou bien des obstacles, des animaux, des lampadaires, des vieillards cheminant sur place au bord du trottoir venaient à moi au cours de ma marche ; mais au dernier instant, ils paraissaient s’écarter et fondre comme des branchages, et j’étais toujours entrant dans le ciel vide.

J’ai marché très longtemps comme ça, sans m’en rendre compte. Puis la rue a fait un tournant, et la lumière m’a manqué. Je me suis retrouvé au bord d’un mur de béton, un enclos de terrain vague, une palissade de champ de démolition, ou quelque chose de semblable. Je me suis retrouvé comme ça, brusquement, dans l’ombre, nu, refroidi, et il m’a fallu regarder intensément plusieurs objets, et quelques personnes, pour redevenir petit et anonyme.

Quelques minutes plus tard, le soleil s’est couché. Je ne l’ai pas vu disparaître, mais j’ai compris à certaines choses autour de moi que cela s’était fait très simplement. Un demi-ton de couleur avait changé, dans la rue, et sur les façades des maisons. On était passé discrètement de l’ombre au manque de lumière. Et, presque en même temps, les réverbères se sont allumés, les uns après les autres. J’ai regardé un instant l’étoile bleutée qui grandissait à l’intérieur des lampes, tournait au vert, puis au blanchâtre, puis au bleu de nouveau, mais plus cru ; je trouvais ça amusant et familier, ces lumières qui progressaient ainsi doucement dans les rues de la ville. J’avais envie d’être soudain très haut dans le ciel, en hélicoptère, ou bien au sommet d’une colline, pour pouvoir suivre la reptation des points blancs. La ville se serait dessinée pour moi, en relief, et j’aurais pensé à toutes ces maisons et à toutes ces rues où la vie humaine était en action ; j’aurais pensé à tous les dessins qu’on peut faire, en suivant avec un crayon à bille ces séries de pointillés. J’aurais pensé à des tas de lits, de chambres chaudes, de tables, de chaises, de voitures, de charrettes à légumes. J’aurais joué à être ici, ou là, ou ailleurs, en prenant à chaque fois une lumière comme point de repère. Ou bien j’aurais joué à être la ville elle-même, et j’aurais senti sur mon corps plat, plein de boursouflures et de verrues, les picotements aigres de ces lueurs, comme les tracés d’une machine à coudre invisible.

Quand tout a été bien noir, avec ces points blancs des fenêtres et des réverbères, je me suis remis en route. J’ai allumé une autre cigarette, et je l’ai fumée en marchant. J’ai regardé les visages des gens que je croisais dans la rue, ou que je dépassais, ou qui me dépassaient. L’éclairage variait ses angles, et c’étaient tantôt des yeux, avec de lourdes poches sous les paupières, tantôt des cheveux illuminés comme des auréoles, tantôt des mains, des jambes mouvantes, des vêtements devenant râpeux sous la lumière du néon, des silhouettes noiraudes grouillant dans l’ombre, près des murs. J’ai marché longtemps comme ça, en traçant de grands arcs de cercle, à travers la ville. Je suis passé par la périphérie de la ville, loin de la mer, dans un quartier d’usines à gaz et de terrains vagues. C’était désert, et il faisait froid. Puis j’ai abouti à une place, une espèce d’immense place gondolée, couvrant le lit de la rivière, où il n’y avait rien, pas un arbre, pas une maison, pas une boutique de glaces ou un marchand de journaux, rien que des voitures immobiles. J’ai traversé le parking dans sa longueur. J’ai vu des centaines de vitres obscures, des ondulations de carrosserie, noir, bleu, gris, rouge, vert, blanc, des pneus, des pare-chocs, des phares, des essuie-glaces. Là aussi, c’était désert. De temps à autre, au milieu de cette mer de voitures, sous la pluie sale des réverbères, émergeait un homme seul, vêtu d’une gabardine, ou bien un couple, en équilibre contre un capot ; il se dégageait de toutes ces machines à l’arrêt une sorte de rumeur confuse, qui n’était plus du bruit et pas encore du silence. Comme si le grondement continu des deux fleuves parallèles des rues encadrant le parking pénétrait ces masses de ferraille congelée et les faisait résonner sourdement, d’une musique pleine de cambouis et d’éloignement.

J’étais en quelque sorte nourri de cette rumeur. Elle entrait par mes oreilles et par toute ma peau et s’installait à l’intérieur de mon corps, déclenchant des mécanismes inconnus, des rouages. Au bout de quelque temps, j’étais devenu une sorte de voiture, moi aussi, une machine d’occasion sans doute ; ma peau s’était durcie, avait pris des tons métalliques, et, au plus profond de mes organes, c’était une mécanique dansante qui se déchargeait, à droite, à gauche, à droite, à gauche. Des pistons saillaient, des bielles s’emportaient, et à l’intérieur d’un repli de chair solide, dans le genre d’une culasse, un souffle chaud et puissant s’allumait très vite, et s’anéantissait en son propre éclatement, refoulant des vagues de fumée gorgée de suie, lourdes et larges comme des nappes de sang. Alors, pris par le mouvement et par l’automation, j’étais perdu au centre de ce labyrinthe de carrosseries éblouissantes. Je butais contre les pare-chocs chromés, j’étais fusillé par les faisceaux des phares, étalé, écrasé sur le sol par des paires de roues qui passaient sur moi et dessinaient les motifs de leurs pneus sur ma peau. Je bougeais sans cesse, je me faufilais entre les rangées de voitures. Au passage, des noms s’accrochaient à moi et restaient fixes sur mes rétines, De Soto, Pontiac, Renault, Ondine, Panhard, Citroën, Ford. Sans courir, je filais en zigzag sur le macadam, je contournais les formes obèses, les angles des ailes, les pare-brise, les coffres, les roues de secours. Je rampais sous les camions, je raclais mon dos le long des arbres de transmission, dans des clairs-obscurs pleins d’odeurs d’essence et de nappes d’huile. Dans l’ombre grasse et entre les pneus. C’étaient pour moi des chambres minuscules, étouffantes, aux murs de caoutchouc, et dont le plafond, très bas, fourmillait de tubulures et de fils. Et je prenais place dans ces chambres, tout près du sol, et je les habitais entièrement, comme un quadrupède. C’est cela, j’étais une sorte de chat de gouttière effrayé par des bruits et par des lumières, et je rampais tout le temps sous le ventre des voitures.