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Quand je suis sorti du parking, en passant sous un Berliet, j’ai vu un jardin public, et, derrière, une grande place entourée d’arcades ; c’est là que j’ai marché pendant vingt minutes. Les gens commençaient à me regarder bizarrement, parce qu’en me traînant sous les automobiles, j’avais taché mes vêtements de cambouis et j’avais déchiré mon pantalon au genou droit. Alors je suis allé au plus dense de la foule, et je me suis laissé porter par le mouvement sans rien dire. Quand j’ai été fatigué, j’ai choisi un banc au bord du trottoir, et je me suis assis. J’ai fumé une cigarette, en regardant les voitures passer. Après un moment, comme je ne savais pas trop quoi faire, et que je n’ai jamais aimé regarder les choses en face trop longtemps, je me suis mis à graver des lettres à la suite dans le dossier du banc, avec un caillou pointu. Ça a donné quelque chose comme :

AXEIANAXAGORASEIRA

J’ai vu une petite fille qui s’efforçait à faire du patin à roulettes avec un seul patin. Elle prenait son élan, puis elle s’élançait en avant, les deux bras levés en l’air, et elle glissait sur un seul pied. Mais elle perdait tout de suite l’équilibre, et à chaque fois, manquait de tomber. Elle tomba même deux ou trois fois. Mais cela ne semblait pas la décourager, et elle recommençait toujours, inlassablement ; à un moment, elle passa tout près du banc, et s’y accrocha pour s’arrêter. Je l’ai regardée et je lui ai dit :

« Vous n’avez pas peur de tomber ? »

Mais elle ne m’a pas répondu. Une minute plus tard, comme elle revenait près du banc, je lui ai reposé la même question. Elle m’a dit :

« Il faudrait que j’aie les deux patins, là, je ne tomberais pas. »

Je lui ai demandé pourquoi elle n’avait pas les deux patins. Elle a réfléchi un instant, puis elle a répondu :

« C’est Ivan. Mon petit frère. C’est lui qui a l’autre patin. Vous comprenez, les patins sont à lui, alors il ne m’en prête qu’un à la fois. »

Elle a fait un ou deux aller-retour, comme ça, à cloche-pied, en évitant les passants, puis elle est revenue près du banc.

« Et encore. S’il me prêtait le patin droit ça serait facile. Mais il ne me prête que le patin gauche, alors… »

Je lui ai dit que je ne savais pas qu’il y avait des gauches et des droits dans les patins à roulettes. Je pensais qu’ils étaient interchangeables.

« D’habitude oui. Mais là, c’est des patins spéciaux. Vous voyez », dit-elle en me montrant son pied ; « vous voyez, il y a comme une chaussure dessus. D’habitude, il y a seulement des courroies. Mais dans ces patins-là, il y a une espèce de chaussure pour mettre le pied ; c’est spécial ; c’est pour qu’on ne se fasse pas mal. »

Moi, j’ai dit que c’était bête qu’on ne puisse pas mettre le patin gauche au pied droit, et que ça devait être bien difficile de se tenir comme ça sur la jambe gauche, sauf, bien entendu, pour les gauchers. Elle m’a regardé d’un air un peu apitoyé et elle m’a expliqué :

« Les gauchers, c’est pour les mains, voyons, pas pour les pieds, c’est connu. »

J’ai eu beau essayer de lui dire qu’il y avait des gens qui étaient gauchers des pieds comme des mains, elle n’a pas voulu me croire. Elle m’a dit que c’était idiot, complètement idiot. Alors je me suis seulement contenté de répéter que ça devait être tout de même bien compliqué de faire du patin à roulettes sur le pied gauche. Elle m’a crié :

« Question d’habitude. »

Et elle a recommencé à courir. Elle est allée très loin, cette fois, et un groupe de passants l’a dérobée à mes yeux. J’ai attendu un instant qu’elle reparaisse, parce que je voulais lui demander de me prêter son patin pour faire un tour ; mais elle n’est pas revenue, et, comme je commençais à avoir froid de nouveau, je suis parti, moi aussi.

Aux environs de la gare, j’ai rencontré une amie d’enfance ; elle s’appelle Germaine, Germaine Salvadori. Je ne l’avais pas vue depuis très longtemps, à cause de ce voyage que j’avais fait en Bulgarie. Nous avons vaguement parlé, de choses insignifiantes, comme ça, debout sur le bord du trottoir. Elle m’a dit qu’elle était mariée, à présent, et qu’elle avait une petite fille, nom Élodie. J’ai dit que c’était un nom curieux, etc., mais en réalité, c’était faux, je trouvais ce prénom prétentieux et cabotin. Elle m’a proposé d’aller prendre un verre, probablement en souvenir du temps où j’étais sorti avec elle. J’avais soif et j’ai accepté. J’ai écouté tout ce qu’elle m’a dit, son expédition en Espagne, son mariage, le nom de son mari, son gosse, l’éducation, le métier, tout ça passionnément, comme si ç’avait été la vérité. Il y avait quelque chose que je ne comprenais pas, derrière tous ces mots, une sorte de drame qu’on m’aurait tenu caché. Je voulais intensément le découvrir, écarter des quantités de remparts, épuiser toutes les voies du labyrinthe, méthodiquement, une à une, forer un trou avec ma tête dans l’obstacle de l’oubli. C’était épuisant. Après une heure, j’avais mal à l’intérieur du cerveau, derrière les yeux, et les lumières et les bruits du café bougeaient autour de moi comme des personnes. Je me sentais cuirassé, hermétiquement clos contre je ne sais quoi, imperméable aux feux d’artifice des autres hommes et de cette femme. Elle m’a dit :

« J’ai appris ton succès avec ta pièce de théâtre, tu sais. J’ai lu ça dans les journaux, et ça m’a rappelé le temps de la propé. Comment elle s’appelle, ta pièce, déjà ? Je ne me souviens plus… »

« Avant-Propos. »

« Ah oui, Avant-Propos. Je me rappelais que c’était en deux mots, mais je ne trouvais qu’Abat-jour, ou Ex-voto, ou Arrière-pensée, ou quelque chose comme ça. Enfin, ça a bien marché, tu es content ? »

« Oui, finalement, je suis content », ai-je dit.

« Je ne l’ai pas lue, tu sais, mais on en a beaucoup parlé dans les journaux au moment où elle est sortie. C’est sur le problème de la passion, je crois ? »

« Oui, c’est ça. C’est sur le problème de la passion. »

« Et maintenant, qu’est-ce que tu vas faire ? »

« Tu veux dire, au point de vue théâtre ? »

« Oui. »

« Oh, je ne sais pas. J’attends. »

« Tu dois avoir des propositions intéressantes, non ? »

« Oui, mais je préfère attendre encore un peu. »

« Ah oui, tu laisses venir l’inspiration. »

« Oui, c’est ça, je pense qu’il vaut mieux attendre encore un peu. »

« Tiens, je me rappelle l’essai que tu avais fait, en propé, tu te souviens ? L’essai sur le Bateau ivre ? Tu avais des idées un peu trop originales, à ce moment-là, j’ai l’impression. Ça dépassait nettement le niveau de la classe, tu ne crois pas ? D’ailleurs, Berthier ne t’avait pas raté à l’examen, cette année-là. Tout le monde croyait que tu étais un fumiste, mais moi, je savais que tu étais quelqu’un. Franchement, non, c’est vrai, je savais que tu ferais quelque chose. »

J’ai souri humblement, j’ai fini mon verre de bière, et fui dit qu’il valait mieux que je parte, à présent, à cause d’un rendez-vous important. Si je lui avais dit tout d’un coup que j’en avais assez d’être assis là, à cette table, dans ce café, au milieu de ces gens, en face d’elle, elle n’aurait pas compris ; mais en prétextant un rendez-vous important, j’étais sûr qu’elle ne protesterait pas. Elle appela le garçon, paya les consommations, et se leva. Nous sortîmes ensemble, et sur le seuil, nous nous dîmes au revoir. Je l’ai regardée s’en aller à gauche, puis se perdre dans la foule, entre un kiosque à journaux et une vitrine de bijoux pleine de néons brutaux.