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Il commençait à être tard, à ce moment-là, neuf ou dix heures. Déjà l’on percevait à travers l’étendue de la ville les signes de silence qui allaient venir. Le sommeil entrait dans toutes les choses et s’y lovait doucement. Une matière glacée et calme, qui venait de nulle part, du fond du ciel, peut-être, ou de ce point à l’horizon, de cette tache noire et profonde, à l’opposé de l’endroit où avait disparu le soleil. Comme des bêtes habitées par une étrange inquiétude, tout à fait comme un vol de pigeons ou de mouches, les hommes et les femmes rôdaient le long des trottoirs, tantôt obscurs, tantôt éclairés par la lumière blafarde d’un magasin. Et les réverbères commençaient à brûler tous seuls dans la nuit compacte.

Moi, quand j’ai eu vu ces choses étalées partout, sous mes yeux, j’ai senti une espèce de tristesse claire et nette s’emparer de mon esprit. J’ai compris que tout était évident, pur et glacé, se consumant éternellement sans chaleur ni scintillation, comme des étoiles dans le vide. J’ai compris que le temps passait, que j’étais sur la terre, et que je m’épuisais chaque jour davantage, sans espoir mais sans désespoir. J’ai compris que quand revient cycliquement l’automne, je ne suis plus rien.

Alors, je suis revenu sur mes pas, et j’ai pris le boulevard qui mène à la rivière. Là-bas, j’ai descendu les marches d’un petit escalier, et j’ai cheminé sur le lit sec de la rivière. J’ai marché sur les galets, entre des broussailles et des flaques d’eau pourrie ; au fond, à gauche, il y avait le courant de l’eau sale qui coulait tranquillement. Parfois, entre les monticules de pierres, on voyait des sortes de rigoles boueuses où flottaient des brindilles. L’air était noir et, par plaques, sentait la fumée. À côté de tas d’immondices, des brasiers, des caisses déclouées attestaient la présence d’une vie humaine secrète. Plus bas, en direction du centre de la ville, le fleuve passait sous une place couverte, et des clochards vivaient là tous ensemble. Quand l’hiver venait, au fur et à mesure du froid, ils reculaient à l’intérieur de l’abri ; parfois, une crue subite enflait la rivière, et tous étaient noyés, ou à peu près.

J’ai erré un moment comme ça, à travers ce dépotoir ; j’avais très soif, et j’ai bu de l’eau dans une des flaques boueuses. Si j’attrape la typhoïde, tant mieux, c’est une fin comme une autre. Puis je me suis assis sur un tas de cailloux, et j’ai fumé une cigarette. J’ai regardé la ville encore une fois et j’ai senti comme de l’amusement. J’ai pris des cailloux à pleines mains et je les ai jetés sur une boîte de conserves qui traînait au sommet d’un monticule. Quand j’ai eu fini, je me suis allongé sur le dos, sur les galets froids, et j’ai regardé le ciel noir. Je ne sais pas pourquoi, mais je me suis rappelé d’un seul coup un poème qu’avait écrit mon frère Eddie, avant de partir, il y a six ou sept ans. Je l’ai récité à haute voix, pour moi et pour les clochards. C’était :

amer ou quoi je retire mes désirs je laisse filer ma gloire j’entrouvre la porte au non je m’en fous que les oiseaux volent. Je n’aime plus le rouge le destin est un marchepied pour les incapacités.
Je prends le train demain pour la capitale des cloques.

Après, je suis resté très longtemps allongé sur les pierres. Je n’ai plus senti le froid, ni les odeurs. Il n’est plus resté de moi qu’un emplacement, posé léger comme une feuille morte. Puis plus rien. Et maintenant, je viens revoir tous les soirs, du haut de la balustrade, sur le lit desséché de la rivière, parmi les galets les herbes et les ordures, l’endroit d’où j’ai disparu.

Arrière

Aujourd’hui, le 15 avril an XXV après ma naissance. Avant cela, marcher. Le train roule pour moi tout seul dans la nuit et les vitres tremblent et cognent. La vitesse a pénétré sans doute chaque roue, chaque plaque d’acier crasseux, et tout vibre, éperdument. Je bouge et vibre aussi, quelque part au fond de mon corps, et la vibration remonte l’édifice de mes organes, électriquement, avec des fourmillements, avec des pulsations, tout à fait comme une invasion de microbes. Je ne suis que cela, vibration, et les ondes courtes et sèches parcourent mes segments, mes os, mes paquets de nerfs. La vitesse solide. Quelque chose sort de moi, démesuré, pur, froid, pareil à une longue lame de couteau. Et j’attends. Avant cela, marcher toujours. Mon visage est plus mou peut-être, plus mou déjà. Je sens les fémurs et les tibias racornis, la peau du ventre repliée. Encore rien… Je vais plus loin : le cœur, maintenant ; le cœur, qui bat sensiblement plus vite, sensiblement moins fort. Les poumons sont étriqués, tout à coup. Et la vitesse, toujours la vitesse, qui sort de moi. Des images compliquées, vaines, s’échafaudent. Des sons très longs, des ronflements, semblables peut-être au bruit de déplacement d’air dans un incendie. C’est cela : je suis face à un incendie géant, qui embrase une moitié de ville. L’incendie passe, repasse, et moi je ne bouge pas. Je suis encore dans une sorte de train, sans doute. 20,19,18,17,16,15… Quelque chose décroît, décroît vite, je ne peux pas retenir. Je suis comme sucé, comme aspiré par une digestion vorace, je ne me défends pas ou à peine, rien de possible. Le train, c’est moi. Je comprends, maintenant, qu’y puis-je ? Peut-on lutter avec un train ? Le souffle puissant, les rails, terriblement longs, rectilignes, entrés en moi avec une violence qui déchire tout, les roues, les essieux grinçants, les soufflets, les vitres béantes ouvertes sur des carrés noirs de nuit et d’air, sur de la glace, le ciel immobile, la machine qui tire, tout droit, tout droit, qui hale son fardeau, sans effort, à travers la campagne nue, tout cela c’est moi, moi qui fonce, moi furieux, moi féroce, moi comme un buffle fou. Je passe des villes, des séries de villes où les lumières brillent et changent de place. Des fils courent devant mes yeux, s’élevant, s’abaissant, s’élevant, s’abaissant. Etc. Le froid est entré dans mon corps avec le mouvement, et je suis devenu horizontal, aplati sur la terre, étendu sur elle comme une nappe d’eau. Et je file partout. Plus rien ne me retient. J’envahis les trous, je bute et je couvre les éminences, j’étale, je flotte, j’ai des vagues.

Toujours les mêmes chiffres, comptés à l’envers, s’échappent de moi. Ce sont des secondes, sans doute, d’ineffables vaines secondes qui morcellent toutes choses, tracent des traits, puis effacent, découpent les paysages, les phrases, les mots, les lettres. Et il n’y a jamais plus rien. Une voix que j’entends, mais que je ne connais pas, épelle ainsi mon nom et le déforme, l’amoindrit, le rétrécit. Et tandis que cette voix parle de mon seul nom, je sens que je vais quelque part ; je ne sais où encore, mais c’est un point précis, situé au-dehors, et qui m’attire irrésistiblement de son épuisant mouvement de force. Il aspire, il engloutit.

« Henri Pierre Toussaint »

« Henri Pierre Toussaint »

« Henri Pierre Toussaint »