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« ri ouss »

« rier Toussaint »

« er Touss »

« Toussaint »

« Touss »

« ouss »

« ss »

Voilà ce que je suis devenu. Je suis secoué, aussi, comme un vrai monceau de gélatine. Et beaucoup de choses m’échappent, se jettent hors de moi, me vident ; il me semble que je suis la coque d’un grand paquebot, et que les hommes et les rats me fuient, s’éparpillent au loin pris par la terreur, tandis que je coule lourdement vers l’intérieur de la mer. Je vais devenir un désert, le canal d’un puits aérien, parti de nulle part, et conduisant vers un gouffre.

Mon corps a beaucoup perdu, maintenant. Je l’ai vu se flétrir dans cette sorte de jeunesse, et se faire petit. Plus de muscles, déjà, ou presque. Mes mains sont courtes, carrées, et les veines y sont rentrées comme elles étaient sorties, sous la peau blanche. Tout bouge plus vite, tout est lisse, aisé. Le nombre décroissant m’a dépouillé davantage, et je vais reculant, reculant, reculant, reculant, encore plus loin, en arrière, en arrière, en pleine chute horizontale. Des cris, que je ne connaissais pas, m’environnent. Des formes aussi, prises dans un ensemble glacé et délicat. Cette évaporation se fait doucement, sans chaleur, sans force, et l’eau qui sort de moi ne laisse à nu que des particules sans angles, rondes et polies comme des dents. Est-ce encore la vitesse, l’action qui est en moi ? Je ne vois plus de train, à présent, plus de rails, plus de direction. Au contraire, il me semble que je suis immobile, enfoui jusqu’à la taille au centre d’une plage de vase. Et je sombre bas. La taille, les poignets. Les côtes. La poitrine, les épaules. La base du cou, le cou, la nuque, la gorge. Puis le menton. La bouche, la bouche. Les narines, elles plongent dans le sable comme deux trappes qui se referment. Tout me presse. Et je coule encore, je tombe dans ce puisard, dans cette fosse septique qui me dissout chaudement, froidement, au fur et à mesure, de sa masse toute vibrante et toute colorée de fumier organique, de riche bête vivante au long intestin acéré. Les joues. Les yeux, mes yeux qui se ferment sur le monde sablonneux.

Et j’oublie. Le temps passe encore, il retire de moi ses mouvements de balancier. La voix compte toujours, à rebours : 15, 14, 13, 12, 11… Tout ça est devenu si étroit, si blanc. Je suis assis sur une chaise de paille, au centre d’une aire de soleil. Les sons entrent dans ma bouche et s’y mélangent, tout raboteux, tout chaotiques. Des mots se forment, se déforment, se plient en deux, fondent.

« Cigarette. ALTÈRE. FUIR. ÉPINES. NATTES. HUER. NALES. RENT. UNT. RAT.

AFGHAN. SETTAN. UIR. Américain. 5 KARRES. 15 %. Littérature. AURRLS. E RNA. » Rien ne les sollicite. Et pourtant, ils viennent, ils entrent, ils sont là, issus de l’extérieur, de champs larges et obscurs. Venus du monde, de surfaces de terre mouillée, d’espèce de terrains vagues encombrés de rebut. Ça doit être de là que je viens. Ça doit être ça qui m’a nourri. Mes parents, si j’en ai, ça doit être dans les tas qu’il faut les chercher.

Reculer, reculer encore. Sur mes yeux, maintenant, il y a une mince pellicule opaque, quelque chose qui épaissit ma vue comme des lunettes d’hypermétrope.

J’assiste aux dernières métamorphoses de mon nom : « Henri ! Henri ! » « Ri ! » « Ri ! Ri ! Ri ! » C’est mon nom, que les gens crient. La bouche ouverte, un rire fou se bouscule le long de la gorge, roule comme un éclat de tonnerre, s’affaisse, se relève, dépasse les lèvres et chante dans l’air, repoussant les rideaux invisibles de l’air. Puis ce rire se transforme en douleur, en une très grande douleur, née dans la chambre des poumons compressés, venue depuis le diaphragme paralysé, espèce de long tétanos intérieur, qui chasse, qui repousse, qui chasse, qui extirpe mon âme de mon corps.

Tiens ! J’ai encore rapetissé. Je ne peux pas dire de combien, mais les objets me semblent tout à coup gigantesques. Moi qui étais plutôt grand, voilà que la table m’arrive à la hauteur du nez. Mais je ne suis même pas étonné, non, je me laisse manier comme ça par le temps. Je circule seulement au milieu des choses comme à travers une forêt : les tables, les chaises, les commodes, les lits, les escabeaux sont des arbres. Leurs fûts sont immenses, et moi tout petit.

Puis vient la marée des choses très anciennes. Je ne suis plus moi depuis un moment déjà. Je ne sais comment dire, mais les cris, les appels dansent. Les mains. La confusion règne partout, et cette espèce de vide est entré dans mon crâne, par mes yeux, ma bouche, mes oreilles, mon nez béants, et a coulé dans tout mon corps comme une eau, comme une eau. 10, 9, 8, 7… Je suis relié à la terre par une colonne, par du marbre. J’appartiens. Ou peut-être suis-je couché à plat ventre, glacial, sur une photographie. Oui, là : sur un quai, près d’une femme, au bord de l’eau, le coude posé sur une borne. Avec des montagnes derrière mon dos, et un rectangle parfait de ciel sans nuages au-dessus de la tête. La figure toute lisse, à présent, les cheveux ras, et les yeux cernés. Je ne respire plus, ou à peine. C’est cela : je suis rentré dans mon univers, vous savez, ce spectacle pétrifié, ces automobiles fixes, ces passants interrompus dans leur marche, ces oiseaux cassés en plein vol, tout ça, bien plat, posé, uniforme, figé, poli, arrêté, intouchable.

Et toujours, pourtant, la même chose qui s’en va, qui s’échappe, cette bête qui file, qui fuit, qui se refait. Je ne recule plus, dirait-on. Non, l’évasion a cessé. L’action qui tout à l’heure se faisait à rebours, voilà qu’elle s’est retournée, après une sorte de temps d’arrêt, où elle s’est ramassée sur elle-même, tapie dans le noir, puis brusquement, elle bondit, elle repart, elle recommence, et cette fois elle m’emporte vraiment. Plus rien ne freine. Je suis libre, je suis totalement libre. Je n’attends plus rien, et ma chair ne fait plus obstacle. Je dévale, je roule à tombeau ouvert sur la nouvelle route, bien droite, bien vierge, sur le grand chemin tout blanc et tout calme. Voilà, c’est ça la vraie vitesse. Rien ne m’arrêtera. J’entends le bruit cadencé des secondes qui fusent, les coups assourdis de mon cœur-bombe, et les chiffres passent, ils escaladent, ils bâtissent.

101 102 103 104 105 106 107 108 109 110
111 112 113 114 115 116 117

Là où je suis, il n’y a plus de jour, plus de nuit, plus rien. Ce sont les photographies qui défilent, les photographies sans date, silencieuses, qui ne montrent rien, qui ne représentent personne. Où on ne voit pas de têtes, pas d’objets, aucun paysage. De grandes feuilles de carton gris, où j’entre très vite, et que je quitte plus vite encore. Un vrai corridor à mille portes où j’avance royalement.

Plus bas, maintenant. Oui, beaucoup plus bas. À quatre pattes. Les tourbillons sont partout, et j’en suis un aussi. Le chaud, le froid. Mal. Les picotements, les titillations. La langue s’enroule dans ma bouche, les souffles passent faiblement. Les mots, où sont-ils ? Ils ont disparu. Il ne reste que des sortes d’auréoles, oui, c’est cela, des sortes d’auréoles autour des choses. Des impulsions qui soulèvent tout le corps et le font glisser vers des cibles, le jettent au centre des matériaux, et malaxent l’ensemble.

Je suis un nain. Je n’ai plus de forces, je tremble de tous mes membres. La peur : qu’on me laisse là, oublié dans mon trou, je ne suis pas digne qu’on se souvienne de moi, qu’on se penche vers moi, qu’on me regarde. Oubliez-moi. Tout est si grand, anguleux ; les lumières sont blessantes ; elles passent parfois rapidement, parfois longuement, traînant sur mes rétines d’éternelles robes blanches, nacrées. Des éclairs, des soleils électriques. À gauche, à droite, des crissements, des grincements de bois écorché. Je suis pris sur une étendue de buvards, et la poussière bouge au milieu d’âpres odeurs d’encre. Et tout monte en moi.