« À Gainsville (Georgie) une bagarre a éclaté entre les clients blancs d’un café, et des Noirs qui tentaient de pénétrer dans une salle de billard. Quatre jeunes Blancs ont été arrêtés. Un Blanc a été blessé d’un coup de bouteille.
« Mais c’est surtout dans l’Alabama, fief de la ségrégation dans le Sud des États-Unis, que les tentatives des Noirs suscitent le plus de heurts. Si, à Birmingham, les choses se passent relativement bien, il en va autrement à Bessemer, banlieue industrielle, où cinq Noirs ont été attaqués par des Blancs munis de battes de base-ball alors qu’ils essayaient de se faire servir dans une cafeteria. À Selma, toujours dans l’Alabama, où se déroule actuellement une campagne intégrationniste, en faveur du vote des Noirs, neuf jeunes Noirs ont été arrêtés sous des prétextes divers.
INCIDENTS
« Lundi, cinquante-cinq Noirs et six Blancs avaient été appréhendés dans la même localité. À Tuscaloosa, quatre Blancs ont expulsé d’un restaurant des Noirs qui tentaient de s’y faire servir, cependant que d’autres Noirs ne rencontraient pas d’opposition dans deux autres restaurants de la ville, et même réussissaient à se faire donner une chambre dans un hôtel « blanc ». À Atlanta, le tribunal a cité à comparaître un Blanc ségrégationniste, parce qu’il avait menacé des Noirs de son revolver, alors qu’ils essayaient de s’asseoir dans son restaurant. »
La violence éclatait partout, les poings se fermaient et frappaient la chair aux endroits sensibles. Des nez cassés, des dents arrachées, des tempes ouvertes, le sang se mettait à couler doucement, doucement. La peau se bleuissait sous les matraques, les cheveux étaient collés par une sueur mauvaise, et dans quelques poitrines, les cœurs battaient la chamade, tressautaient follement. Dans la gorge rétrécie, l’air ne passe plus ; des longs frissons froids remontent la colonne vertébrale, et il semble que tout le corps devienne mou, flasque, désossé. Les jambes flageolent, les bras n’ont plus de force, et à l’intérieur du crâne où résonnent les coups, les idées sont mortes, la machine à idées tourne sur elle-même, fanatiquement dans le vide ; les histoires des crimes sont terribles, car plus rien n’a de raison. Les mâchoires serrées, les yeux extrêmement mobiles, des groupes d’hommes circulent dans les rues, en portant des bannières. Des lambeaux aux fenêtres, des pans de murs hauts comme des montagnes bouchent l’horizon. Tout s’est fait labyrinthe, tout s’est fait souffrance et meurtrissure. Les corps, les millions de corps étendus dans la boue, décharnés, dans les flaques sanglantes. Et sur eux, une forêt vierge pousse, qui étrangle la terre et déchire les chairs ; une forêt de racines vivantes qui plonge profond vers le fond du sol, et dégage autour d’elle sa fade odeur de souffrance.
Les cris éclatent partout, rythment une sorte de mélopée repoussante, un chant de l’agonie. Toutes les gorges râlent ensemble, dirait-on, et l’on n’entend que le bruit des respirations qui rampent, raclent, imbibent l’immense fossé. Le monde se termine dans un caveau, non, dans une chambre, dans une grande pièce aux volets fermés, au lit en désordre, où les habits ont été abandonnés sur les chaises, où règne l’odeur de journées de transpiration et de cigarettes, quelque chose comme une salle commune, un dortoir d’hôpital, et où brûle, sans arrêt, avec rage, d’une lumière blafarde et grise, une seule ampoule électrique, pendue nue au bout d’un fil.
Dans tout ce désordre, au milieu de cet air empoisonné, les paroles du journal se sont décomposées et ont écrit, d’un seul coup, sur une grande feuille blanche, comme à l’intérieur d’un rêve, ceci :
Hors de mon crâne et de mes yeux
montaient les lentes processions d’hommes
fous et leurs bannières claquaient au vent
comme des coups de poing,
portant écrit sur la toile déchirée
« COLÈRE »
Ils marchaient en rangs serrés, lourds,
puissants comme des taureaux, et la sueur
coulait sur leurs fronts.
Ils étaient laids, mais douloureux.
La ville entière avait fui devant eux,
quittant brutalement maisons et échoppes,
abandonnant en silence tout ce qui aurait pu les encombrer.
C’était toujours la nuit, et ils marchaient
sans s’interrompre, tournant et tournant
dans les ruelles vides.
Les bannières blanches claquaient sur leurs
têtes, portant écrit
« COLÈRE »
et ils semblaient d’épais vaisseaux en ruine
écroulés dans d’épouvantables
efforts de naufrages !
Ils mirent la nuit entière à mourir
et malgré la force de leurs poitrails noueux
ils tombaient les uns après les autres,
la face dans les ruisseaux,
les mains enfin desserrées.
Leurs yeux bêtes continuaient à fixer
une espèce de jour problématique, un
peu honteux, qui éclairait doucement
le velours noir des égouts.
Voilà
voilà pourquoi ils sont morts
ils sont morts pour vous.
Et plus loin, plus tard, cet autre texte, fixé dans le papier du journal, ineffaçable, et pourtant tellement fuyant, ce misérable attentat, nu, sordide, toujours présent dans le monde, et à quoi on participe, petit à petit, sans y croire, en prisonnier de sa baignoire. Oui, cela est sûr, cet événement, ce crime, cette pulsation infime qui monte en soi, qui résonne, qui se répercute, qui fait vraiment mal, avant de se dessécher et de périr sous forme de mots.
AMIENS. — Inculpé d’assassinat et de vol qualifié, Roger Boquillon, 23 ans, ouvrier agricole à Outrebois, a été condamné à la réclusion criminelle à perpétuité par la cour d’assises de la Somme.
Le 22 janvier dernier, à Ham-Hardival, petite localité proche de Doullens, Mlle Marthe Morel, 73 ans, épicière et débitante de boissons, était assaillie par son client qui venait de se faire servir un verre de vin.
L’inculpé, avec un poignard, trancha la gorge de la septuagénaire, dont le corps fut retrouvé derrière le comptoir, baignant dans une mare de sang. Le criminel vola le contenu du tiroir-caisse, une petite somme de 20 à 30 fr, et ne chercha pas à fouiller la maison où l’on retrouva, dans une armoire, les économies de Mlle Morel, une liasse de 20 000 fr.
Arrêté le lendemain, Boquillon ne fit aucune difficulté pour avouer son forfait, précisant simplement qu’il était hanté par le désir de tuer la vieille femme.
Voilà. Ces vieilles femmes sont mortes, comme ça, sans difficulté ; leurs vies, en un cri rauque et déchiré, ont été étouffées dans un mouvement brusque qui s’est abattu sur elles comme une marée. Elles ont quitté leurs peaux, leurs vieilles peaux sèches où elles avaient été jeunes et belles jadis. Et les voilà entrées au plus profond d’elles-mêmes, dans ce trou noir qu’on porte tous au fond des entrailles ; plongées dans le silence, dévêtues, dépouillées, aspirées.
Une sorte de frémissement étrange monta dans le corps de Roch ; assis sur le lit, le journal déployé entre ses mains, il ne bougea plus. Les yeux ouverts, fixant droit devant lui, du côté de l’armoire à glace, il laissa venir l’onde brûlante et froide à la fois, partie depuis la plante de ses pieds, remontant rapidement les membres, soulevant au passage les forêts de poils, grignotant la chair et la peau ; arrivée à la hauteur du thorax, l’onde devint secousse, s’étendit en multiples ramures, ligota le torse entier à la manière de tentacules, mordit, suça, brûla comme un fer rouge. Puis, d’un seul coup, le frisson atteignit la nuque, et la tête ; il rayonna en étoile, renouvelant sans cesse son explosion nerveuse, triturant la vie de Roch, écartant les bribes les unes des autres, détruisant des tendons et des muscles, écartelant, bâillant des mâchoires comme une sorte de séisme ; dans les veines, maintenant, ce n’était plus du sang qui coulait, mais de la lave en fusion, un vrai sérum de dragon qui faisait tout éclater sur sa route. Roch se contracta sur le lit, sentit la douleur se répandre ; il claquait des dents.