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Devant moi, maintenant, une barre horizontale sur laquelle tournent des douzaines d’hélices. Elles s’arrêtent quand je le veux. Mais il en reste toujours une qui continue de tourner malgré ma volonté. Lorsque je serai parvenu à les arrêter toutes, sans exception, alors je pourrai trouver la paix et le sommeil.

Un jour de vieillesse

Dans le matin froid, pas tellement éclairé par le soleil, la campagne était bien tranquille. C’était un genre de banlieue, remplie de villas basses, avec des rues pauvres, sans magasins, où le goudron avait été arraché par plaques. S’il y avait eu une colline par-là, d’où on aurait pu avoir une vue générale, on aurait aperçu un lieu gris et terne, insignifiant, parsemé d’arbres poussiéreux, de jardins pelés, de maisons sales. Des ruisseaux, mais ça pouvait aussi bien être des égouts, traversaient les lopins de terre dans tous les sens. Au sud, la ville commençait sans doute, avec de hauts immeubles blancs et des espèces d’avenues toutes droites. Au nord, la rase campagne. Entre les deux, c’était ici, ce parc sarclé, abîmé, habité par des hommes qu’on ne voyait pas.

Les ruelles traversaient les propriétés, longeaient les vieux murs de pierraille, se rejoignaient en formant des carrefours tristes où jouaient un ou deux enfants, parfois un chien. Des espèces de mimosas sans fleurs, des poivriers, des arbustes méconnaissables poussaient çà et là dans les jardins. On entendait, venu on ne sait d’où, un cri perçant, inhumain, lancé sans doute par un perroquet enchaîné. Sur le sol poudreux, où le froid de la nuit était encore installé avec de petits cristaux, des bestioles cheminaient difficilement. Dans les creux de roche, au-dessus des portes des garages, les salamandres dormaient. Il y avait des cocons partout, et les moindres trous étaient occupés par des boules neigeuses, opaques, qui avaient retenu les gouttes de rosée. Assez loin, à l’autre bout de la banlieue, le bruit d’un train venait lentement, s’éloignait, se rapprochait, disparaissait complètement, puis ressortait du fond des trouées entre les maisons. De temps à autre, des hommes partaient pour leur travail, montés sur des vélomoteurs.

Dans les demeures, les gens s’agitaient ; des radios beuglaient devant les fenêtres ouvertes. Le gémissement continu d’un aspirateur s’éparpillait dans l’air. Glissant derrière les nuages, le soleil montait vers le haut du ciel. Quand il serait parvenu à son faîte, la sirène de midi retentirait ; les tables des cuisines se chargeraient de plats, et les hommes reviendraient de leur travail pour manger. Le bois des arbres craquerait de douce chaleur, les araignées marcheraient dans leurs tanières. Des chats maigres viendraient rôder dans les jardins, en quête d’un os ou d’un trognon. C’était simple, la vie en ce temps-là. C’était bien calme et bien discret. Il n’y avait pas de cris de guerre, pas de vacarme ni de meurtres. On pouvait rester des heures sans bouger, au milieu des rues et des maisons, à regarder une herbe pousser. La terre avait tout l’air d’un parc, et le temps était une miniature. Des carrés de poudre et de chaleur pâle, des avancées imperceptibles d’escargot. Des odeurs douceâtres, des feux partout, et l’étendue merveilleusement lointaine des couches de couleur mauve.

Rien à craindre, la terre n’était pas aux tigres ni aux loups ; elle appartenait aux souris, aux moustiques, aux lézards ; ils se promenaient sur elle, tout le temps, bondissant de cachette en cachette ; la nuit, ils grignotaient. Petit peuple des rongeurs ; couleur de sable, les gestes prompts, le cœur minuscule battant à se rompre.

Dans une cuisine aux tentures de plastique, un jeune garçon était assis sur le bord d’un tabouret. En face de lui, à l’autre bout de la table en bois blanc, une vieille femme était assise aussi, dans un grand fauteuil d’osier. Elle ne bougeait pas, et sous sa robe-tablier aux couleurs fanées, sa poitrine respirait lentement, difficilement. La peau de son visage était blanche, encadrée par des mèches de cheveux gris, et un peu de sang avait coulé le long du sillon d’une ride, à gauche de sa bouche. Les yeux troubles, immobiles dans les paupières entrouvertes, ne regardaient rien. Sur ses longues mains sèches, travaillées par les ans, les veines étaient apparentes, serpentant au milieu des os comme des racines. Pour qui l’aurait vue ainsi, ça ne pouvait pas faire de doute que la vieille femme était en train de mourir. Doucement, depuis des heures déjà, la vie s’en allait d’elle ; elle quittait chaque cellule l’une après l’autre et, à sa place, ne laissait que du vide.

Quand Joseph, le jeune garçon, était entré dans la maison une heure auparavant, en lui apportant un sac de provisions, il l’avait trouvée étendue sur le parquet de la cuisine, à demi inconsciente. Avec peine, il avait hissé le lourd fardeau flasque sur le fauteuil et lui avait parlé. Elle avait repris connaissance ; et, chose étrange, aussitôt la peur l’avait assaillie. Elle s’était mise à parler en tremblant, croyant dans son égarement que c’était Joseph qui l’avait frappée pour lui voler son argent. Elle l’avait menacé d’appeler au secours s’il ne s’en allait pas tout de suite. Puis elle l’avait supplié d’aller chercher un médecin, une infirmière, un prêtre, une voisine, enfin n’importe qui, parce qu’elle pensait avoir une fracture du crâne. Elle avait parlé et tremblé comme ça pendant une bonne demi-heure, puis, fatiguée, elle s’était tue. Ses mouvements s’étaient faits plus rares, ses yeux s’étaient noyés dans une sorte de brouillard de larmes, et sa bouche légèrement ouverte, d’où coulait un peu de sang, ne prononçait plus que des paroles confuses.

Joseph avait regardé la vieille femme un long moment, debout, sans bouger. Il avait placé son regard sur la face apeurée, pleine de souffrance, comme s’il essayait de la fixer dans une pose photographique, impérissable, sous laquelle il eût pu écrire un jour un beau nom de famille, propre et majestueux, l’âme vivante de ce corps évanoui.

Mademoiselle Maria VANONI

Alors il s’était assis en face d’elle, sur ce tabouret de cuisine ; avec une voix hésitante, il lui avait posé des questions. Il lui avait parlé doucement, en lui demandant où elle avait mal, si elle avait soif, si elle désirait boire un verre d’eau, ou quelque chose. Elle avait fait signe que oui de la tête, et Joseph lui avait apporté un grand verre d’eau, qu’il avait soutenu délicatement contre sa bouche tandis qu’elle buvait. Après cela, il avait sorti les provisions du sac et les avait étalées sur la table, devant elle. C’étaient : une boîte de petits pois mi-moyens ; trois œufs ; un demi-litre de lait ; une flûte de pain de gruau ; 200 grammes de gruyère ; trois tomates, & quelques autres légumes ; une boîte d’allumettes ; un rouleau de papier hygiénique ; un carton de pinces à linge.

Maintenant, Joseph était de nouveau assis sur le tabouret, face à la vieille femme ; il la regardait de toutes ses forces au fur et à mesure que le temps passait. Il regardait avidement les yeux clairs perdus au loin, la bouche demi-souriante, les joues traversées de rides si fines qu’on aurait certainement passé des mois à les compter. Le corps lourd, immobile, presque un meuble sous le tissu noirci du tablier. Les jambes comme des colonnes, les pieds enfouis dans des masses incompréhensibles de bas à varices, de chaussettes, de pantoufles de laine. Le visage, peut-être beau, peut-être laid, appuyé en arrière sur le dossier du fauteuil, comme offert à la surface impavide du plafond. Une odeur insinuante de phosphore sortait tout doucement du corps de la femme, l’enveloppait comme une protection, s’installait dans l’atmosphère. Par la fenêtre de la cuisine, d’autres odeurs venaient du jardin, entraient dans la pièce et luttaient avec le parfum de la vieille femme : odeurs de terre et d’herbe, odeurs de feuilles brûlées, de vent, d’arbres. Elles essayaient de pénétrer la peau, elles cherchaient le point faible, sans se presser. Si elles le trouvaient, c’était fini pour toujours ; elles s’installeraient dans le corps, elles le rempliraient, le terrasseraient ; quand elles émaneraient à nouveau de la femme, ce ne serait plus une femme, mais une espèce de tas de terre et de branches sèches, abandonné.