Joseph se pencha sur son tabouret. À voix basse, presque inaudible, il dit :
« Est-ce que — Est-ce que vous avez peur de la mort, mademoiselle Maria ? »
Les yeux glauques bougèrent dans la fente des paupières. Joseph répéta :
« Est-ce que vous avez peur de mourir ? »
La vieille femme fit entendre un gémissement.
« Oui, oui — Je vais mourir — Je — »
Elle recommençait à trembler. Joseph continua très vite, pour la rassurer.
« Non, vous allez voir, ça va aller mieux. Je vais chercher le médecin. Ça ira mieux, vous verrez. Je vais vous soigner. Vous avez mal ? Vous voulez boire encore un peu ? »
Elle secoua la tête.
« Vous devez avoir beaucoup de souvenirs, n’est-ce pas ? » dit Joseph.
Ses yeux brillèrent un peu.
« Quel est votre plus vieux souvenir ? » demanda Joseph ; « si vous essayez de vous rappeler, le plus loin possible, qu’est-ce que vous voyez ? »
Maria releva un peu la tête.
« Je me souviens de tout », murmura-t-elle ; « de tout. Et ce n’est pas si loin que ça. »
« Vous aviez quel âge ? »
« Je ne sais pas », dit Maria, « quatre ou cinq ans peut-être. Peut-être moins que ça. J’étais avec ma sœur… dans le jardin de notre maison… Il y avait un orage terrible, avec des éclairs partout. Mon père est venu, il nous a dit, rentrez — Rentrez sinon l’éclair tombera sur vous… Et l’éclair est tombé sur le jardin… Sur un grand eucalyptus au bout du jardin. J’ai vu une lumière blanche. Et j’ai été renversée par terre. Un coup de canon, il y a eu un coup de canon… J’avais peur… »
Elle bougea la main.
« Il pleuvait si fort… » murmura-t-elle.
« Ça devait être effrayant », dit Joseph.
Pendant un instant, ils ne dirent plus rien. Puis elle se remit à parler.
« Ma sœur est morte, aussi… Il y a dix ans… Déjà… »
« Elle était plus âgée que vous ? »
« Non… C’était moi l’aînée… »
« Comment s’appelait-elle ? »
« Ma sœur ? Ida… Elle s’appelait Ida… Elle est allée vivre en Italie, plus tard… À Vérone… »
Elle soupira.
« Et maintenant, c’est à mon tour. »
Joseph voulut encore la rassurer.
« Non, non, vous allez aller mieux, vous verrez, vous — »
Mais elle l’interrompit avec une sorte de véhémence.
« Non, ce n’est pas vrai — Ce n’est pas vrai, je sais que je vais mourir maintenant. Il n’y a rien à faire, c’est mon heure, je le sais. »
Elle redressa encore un peu plus la tête ; des mèches gris sale tombèrent sur son front et le sang coula de sa bouche.
« J’ai peur », dit-elle ; « j’ai peur… Et j’ai froid… »
« À quoi pensez-vous ? » demanda Joseph.
« Rien… C’est là… Devant moi… Je sais que ça doit venir… »
« Vous avez mal ? »
« Oui, oui, j’ai mal. Là, dans la tête… Comme une bête qui me ronge… Et dans — dans les reins — Dans les jambes — Ah. »
« Essayez de vous souvenir encore. Quelque chose, dans votre enfance… »
« Non — Non, je ne peux pas… »
« Votre premier livre de lectures, vos jouets. Souvenez-vous. »
« Mes jouets — Oui… »
« Comment étaient-ils ? »
« Comment… »
« Oui, vos jouets. Qu’est-ce que vous aviez comme jouets ? Des poupées ? »
« Oui… Des poupées. »
« Comment étaient-elles ? Essayez de vous rappeler. »
« Il y avait — Une blonde — Je l’appelais Nani — Et aussi une brune — Je l’appelais Sarah… »
« Et puis ? Quoi d’autre ? »
« Il y avait — Un chat… C’était mon chat, je me souviens… Je l’aimais bien… Et puis, quand il est mort — On l’a enterré — Je me souviens, c’est resté là, gravé dans ma tête. Je n’ai jamais pu l’oublier… C’est resté dans ma tête… Gravé pour toujours… »
HISTOIRE DU CHAT BLANC ET NOIR
Quand le chat blanc et noir se mit à mourir, la petite fille le prit dans ses bras et l’emporta au fond du jardin.
Ç’avait été un beau chat, dans son temps, grand et gros, au pelage luisant, aux pattes douces, avec une large tête où brillaient les yeux verts, de longues moustaches bien raides, et une tache noire juste au-dessus du museau. Quand il marchait à travers les hautes herbes du jardin, on aurait dit un lion, ou quelque chose de ce genre : puissant, musclé, souple, vraiment redoutable. Il s’avançait en silence vers les lézards, et tout à coup, en un éclair, sa patte aux griffes écartées surgissait, et le saurien tombait en boule, la colonne vertébrale brisée. Ou bien il dormait sur le sol de la terrasse, au soleil, les deux bras avancés devant lui et la tête haute, hiératique, beau comme un sphinx. Aux périodes de rut, il allait chercher les autres chats le plus loin qu’il pouvait, et il se battait avec eux. Il revenait parfois avec de larges plaies sur le côté de la tête, et la petite fille le soignait. Dans la journée, il était tout le temps couché sur la pierre, et il ne bougeait pas. Sauf, peut-être, de temps en temps, l’extrémité de sa queue noire et blanche qui se tordait nerveusement sur le sol. Il avait de drôles de bourrelets sous les pattes, et ses canines étaient si longues qu’elles soulevaient le coin des babines, comme un rictus. Il se mettait quelquefois en colère, et toute sa fourrure se hérissait peu à peu, un poil après l’autre. Ses yeux verts jetaient des éclairs, les ongles sortaient et rentraient au bout des pattes, et il tournait en rond, respirant fort, la queue fouettant ses flancs. La nuit, il sortait de la maison et rôdait pendant des heures dans le jardin, sans raison. Ses yeux brillaient alors dans l’ombre avec une lueur étrange et inquiète, comme si des choses montaient en lui avec le noir, des instincts fiévreux, vieux de millions d’années, toute la peur et toute la cruauté des bêtes sauvages seules dans la nature offerte en proie. Cette nuit-là, avant de mourir, il lança deux cris déchirants. La petite fille l’emporta dans ses bras au fond du jardin ; elle se cacha à l’intérieur du vieux poulailler désaffecté, et elle regarda le chat. Elle écouta la respiration hoquetante, elle sentit les longs frissons douloureux qui montaient à travers la fourrure. Le chat, la gueule ouverte, essayait de mordre les mains de l’enfant. Mais c’était déjà trop tard ; les grands yeux verts, phosphorescents, ne voyaient plus rien, le museau n’aspirait plus les odeurs. Le vide gluant, sale, était entré partout. Il avait brouillé les iris, et le regard vaincu n’était plus qu’une bouillie. À l’intérieur du sac flottant du corps, les organes aussi, les muscles, le cœur, les poumons, tout était mélangé. La petite fille regarda le chat sans pleurer, puis elle le caressa là où il aimait, derrière la tête, sur la nuque, au creux des reins. Elle souffla à l’intérieur de ses oreilles. Ensuite elle le plaça dans une grande boîte en bois, au milieu d’un foulard de soie. Sur le côté de la boîte, contre la tête minuscule, elle posa un crucifix en ivoire, cadeau d’une marraine sans doute. Elle ne ferma pas le couvercle tout de suite, et se mit à contempler le tas de fourrure fripé, avec ses taches blanc-sale et noir-sale. Elle le regarda attentivement, afin de ne pas l’oublier. Puis elle rentra chez elle et ne dit rien à personne. Et tous les jours, en cachette, elle revint au poulailler soulever le couvercle de la boîte. Au bout de quinze jours, ce fut l’odeur épouvantable qui avertit les parents. Ils ne dirent rien, mais ils arrosèrent la boîte d’essence et jetèrent une allumette dessus.