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« Quel âge avait-il ? »

« Quinze ans — C’est vieux pour un chat. »

« Ce devait être un joli chat. »

« Oui — Oh oui. C’était un joli chat… »

La vieille femme reposa la tête sur le dossier du fauteuil.

« Il y a longtemps que je pense que je dois mourir, vous savez… » dit-elle.

« Moi aussi… » dit Joseph.

« Oh non, vous, ce n’est pas la même chose… Vous êtes trop jeune… Vous n’y pensez pas vraiment. »

« Je — »

« Ça ne vous fait pas peur, sûrement… Tandis que moi… »

« Pourquoi avoir peur ? »

« Parce que c’est là, tout près… Il n’y a rien à faire, vous comprenez ? Rien — Parce que c’est en moi, et je sens que ça vient, tout doucement, tout doucement, sans en avoir l’air. »

Elle ferma les yeux.

« Parce que je la vois partout, partout, partout. Tout ce que je vois est vieux, usé… Vieux comme moi. »

« Essayez d’oublier. »

« Essayer d’oublier — Impossible. Je ne peux pas. »

« Pourquoi ? »

« Quand je ferme les yeux, je vois des choses — Des choses étranges. Effrayantes. Des crânes, je vois des crânes… Et des diables qui viennent vers moi et me disent… C’est ton tour… C’est ton tour… »

« Vous — Vous croyez en Dieu pourtant ? »

« Pourquoi… Pourquoi dites-vous ça ? »

« Vous croyez à la vie éternelle, n’est-ce pas ? »

La vieille femme redressa la tête avec peine. Elle murmura :

« Oui, oui — Je crois en Dieu — Mais je pense parfois, quand j’ai peur… Je pense, et si ce n’était pas vrai ? Et s’il n’y avait rien ? Rien du tout ? Toute cette vie, tout ça… Pour rien… J’ai peur… »

« Vous n’avez pas confiance ? »

Elle regarda Joseph avec une sorte de colère :

« Non ! Non ! Je n’ai pas confiance ! Je n’ai pas confiance ! »

Elle recommença à trembler.

« Si j’avais confiance — Si j’avais vraiment confiance, je n’aurais pas peur. Mais je sens — Il me semble, je — Je sens qu’il n’y a rien là où je vais. Il n’y a rien qui m’attend. Je sens ça. J’ai tellement froid. C’est qu’il n’y a rien… »

Elle essaya de sourire, mais elle ne réussit qu’à faire une vilaine grimace.

« Je ne suis pas bien courageuse, n’est-ce pas ? »

Joseph la regarda avec émotion.

« Si — Vous êtes courageuse », dit-il.

Elle fit un effort pour parler.

« Autrefois — Je croyais que c’était facile de mourir. Mais c’est difficile. Je ne veux pas… Je ne veux pas me sentir partir. Je ne veux pas ne plus pouvoir respirer. Me débattre avec la mort… Avec elle… Rester, je veux rester. J’ai peur d’avoir mal. De ne pas pouvoir… »

Elle regarda Joseph avec ses yeux troubles.

« Comme le chat… Il voulait me mordre… Me mordre, moi… Pourquoi — Pourquoi restez-vous là — À me regarder… Aidez-moi. Non, allez-vous-en ! Allez-vous-en ! »

Elle se mit à respirer plus fort. Sa tête se renversa et ses yeux regardèrent vers le plafond ; une espèce de sueur mouilla son front, près des mèches grises, et le tissu de sa robe, autour des épaules.

« J’entends mon cœur… », dit-elle ; « il bat. Il bat fort. Je ne veux pas qu’il s’arrête. Il bat si fort. Je veux rester moi… Pas disparaître, non, pas disparaître… Il ne faut pas… »

Joseph se leva et alla chercher un verre d’eau ; puis il revint vers la femme qui respirait douloureusement, et versa un peu d’eau entre les lèvres. Elle but avidement.

« C’est bon… Merci… » murmura-t-elle.

« Calmez-vous », dit Joseph.

Elle le regarda faiblement.

« Pourquoi restez-vous ? » balbutia-t-elle.

« Vous — Vous voulez que je m’en aille ? » demanda Joseph.

« Non, non — Restez », dit-elle ; « je crois que c’est passé. Ça va aller mieux, maintenant. »

« Reposez-vous. Ne pensez plus à rien », dit Joseph.

« Oui… Je suis très fatiguée, maintenant. Je n’en peux plus. »

« Reposez-vous. »

« Oui, je vais me reposer… »

« Dormez, essayez de dormir. »

« Peut-être, oui… Je vais essayer. »

Elle ferma les yeux ; sa respiration avait retrouvé une cadence voisine de la normale, et son visage flétri, tout à l’heure décomposé, avait l’air de se reconstruire. Joseph marcha un instant dans la cuisine, sans faire de bruit. Il regarda par la fenêtre, entre les rideaux de matière plastique, et il vit le grand plan de ciel bleu, limpide, sur lequel couraient de gros nuages blancs et gris. Dans le jardin, un oiseau criait par intermittences. Les arbres étaient droits, et leurs feuilles tournaient et retournaient sur elles-mêmes dans le vent, comme de petites girouettes de métal.

Le jeune garçon sortit sur la terrasse ; il marcha un peu sur le sol de mosaïque. Dans un coin, une poubelle pleine était prise d’assaut par les fourmis. Un balai était posé contre le mur, la tête en l’air ; les poils de la brosse étaient pleins d’une sorte de duvet floconneux, et de cheveux. Joseph ramassa sur le sol les dattes tombées du palmier et il les lança dans le jardin, l’une après l’autre.

Quand il retourna dans la cuisine, il vit que la vieille femme avait toujours les yeux fermés. Il s’approcha d’elle.

« Vous dormez ? » dit-il.

Elle répondit, sans ouvrir les paupières :

« Non. »

Dans la pièce aux murs décrépis, peints couleur crème, il y avait des taches partout ; sur le parquet, contre les meubles, sur la porte, sur le plafond. De drôles de taches blanchâtres, avec de larges cernes incolores. L’odeur de la mort imprégnait ces lieux. Du calme, d’abord, un calme souverain, qui serrait la gorge ; des parfums rentrés, aussi, des formes subtiles qui avaient cessé de fureter dans l’air, s’étaient toutes tournées vers le corps de la femme, et qui l’accablaient.

Tout se passait donc là, à l’intérieur ; il n’y avait rien au-dehors, rien qui survienne et qui étonne. C’était une fuite continuelle, le retrait des organes et des os, un effacement progressif, sournois. Joseph se tenait debout devant la vieille femme renversée sur le fauteuil, et des yeux clos, des lèvres sèches et pincées, agitées faiblement dans un geste de succion, de tout ce corps à l’abandon dans sa robe-tablier, il recevait comme des coups profonds, cruels, à sa propre face. Le visage large, plein de cartilages et de chair, à la peau livide, se refermait en son centre, à la manière d’une anémone de mer. Les mains, les jambes, le buste affaissé, tout semblait aspiré par une bouche féroce, par une blessure en forme d’étoile dont les lèvres ridées se serraient l’une contre l’autre, avec d’affreux efforts de cicatrisation. Même, il n’y avait plus que cette bouche, ou cet anus, qui se rétractait, se repliait, vieille peau de serpent, s’étouffait sur elle-même, s’avalait, s’avalait sans dégoût. Il fallait faire comme elle, sans doute ; vivre à l’intérieur, plonger sa tête vers l’intérieur de son corps, se nourrir de sa propre chair, se consumer totalement, criminellement, jusqu’à l’oubli. Alors, si le temps se vidait de ses drogues, on apercevrait l’étendue obscure, une vraie salle luisant par trous, où les mots et les douleurs n’ont pas de prise, où tout est nu, englouti, suffoqué. On entendrait quelquefois, au fond de cette serre, le pas en verre de l’éternité, musique tremblante qui lèche le sommeil. Comme cela. Lascivement. Indolemment. Pour soi.