« Mademoiselle Maria ? Mademoiselle Maria ? »
En se penchant vers le visage cendré, il distingua les signes faibles de la vie : palpitation des narines, respiration sifflante, un peu gargouillante, mouvements des yeux à l’intérieur des paupières closes. Avec sa main, il toucha l’épaule de la vieille femme et répéta encore
« Mademoiselle Maria ? »
« Mademoiselle Maria ? »
Elle parut entendre ; ses paupières tremblèrent, ses lèvres s’entrouvrirent. De la bouche jaune et sèche, où le sang était caillé, un son bizarre sortit :
« Ah. Ah. Ah. Ah. Ah. »
« Vous avez mal ? » demanda Joseph.
Les yeux apparurent, entre les paupières gonflées ; deux yeux glauques, transparents, sans aucune larme. La voix s’efforça de parler :
« Ah. Ah. Je ne vois plus. Ah. Ah. Je ne vois plus rien. Ah. Ah. Ah. »
Mais les mots ne venaient plus. Quelque part, dans le cerveau, ils étaient restés, cachés avec les tonnes d’images et de souvenirs, et ils ne pourraient plus sortir de leur prison. Bientôt, dans quelques heures à peine, ils pourriraient sous terre, les mots, ils s’effaceraient comme des pages de dictionnaire. C’était fini, les chants et les poèmes. Les mots n’étaient que des reflets, d’éphémères reflets recouverts facilement par l’ombre. Les idées, les belles phrases, les monuments, voilà les chimères. Pas un d’entre eux n’engendrera la vie, pas un n’échappera à l’ordre qu’ils essayaient de combattre. Et s’il faut le dire, n’y a pas un temple aux arcades de marbre, pas un outil, pas un livre qui vaille le plus petit moucheron perdu dans le monde.
Joseph écouta un instant les murmures qui essayaient de franchir la barrière de la bouche. Puis il se mit à parler :
« Vous m’entendez, Mademoiselle Maria ? Vous m’entendez, n’est-ce pas ? »
Le visage obscur acquiesça.
« Je voudrais — Je voudrais que vous ne mourriez pas. Je ne sais pas comment dire — Vous comprenez ? Essayez de me parler. Essayez de me dire quelque chose. Comme tout à l’heure. Ce que vous voyez. Car vous voyez des choses, n’est-ce pas ? Vous voyez des choses ? J’aimerais tant — Dites-moi ce que vous voyez. Comme tout à l’heure, comme tout à l’heure, vous vous souvenez ? »
Les lèvres frémirent, mais aucun son ne put sortir. Tout était sec, dans la gorge, sans doute. Avec une sorte de désespoir, Joseph sentit que tout allait lui échapper. Le moment qu’il avait tant désiré, l’ineffable instant où l’esprit bascule et rejoint la matière allait se perdre au loin. Toute une vie, soixante-quinze ans de fatigue et de jouissance, de paix et de malheur, s’en iraient en fumée, inutiles, abandonnés. Joseph se pencha tout contre la face de la vieille femme, et il la regarda avec une volonté implacable. Mais rien ne venait. Tout à coup, il eut une illumination ; si elle ne pouvait plus parler, peut-être pourrait-elle écrire ? Avec des gestes nerveux, Joseph arracha un morceau de papier qui servait à emballer des haricots verts ; méticuleusement, il plaça un crayon à bille entre les doigts inertes, et, soutenant la feuille de papier, il dit très vite :
« Mademoiselle Maria ? Vous m’entendez, n’est-ce pas ? Écrivez. Écrivez ce que vous sentez. Je le veux. Écrivez. Je vais vous aider à écrire. Vous voulez bien ? Vous m’entendez ? Écrivez. Écrivez, je vous en prie. »
La vieille main se mit en mouvement, en hésitant ; avec une lenteur maladroite, le crayon à bille traça des lettres, l’une après l’autre, des capitales. Puis, quand ce fut fini, la main retomba en arrière, et se balança un moment au bout du bras, les doigts ouverts. Sur la feuille de papier grisâtre, de drôles de lettres étaient alignées en noir. C’était :
J’AI FR
O
I
D