« Vous allez filer, oui ou non ? »
Et tandis que la femme le retenait par la manche de sa chemise en disant :
« Je t’en prie, je t’en prie »
Roch bondit en avant. Ses mains saisirent l’homme à la gorge et se crispèrent furieusement ; puis elles se mirent à frapper avec rage, au hasard, sur la face, sur le cou, dans le ventre. Ils tombèrent tous deux par terre, se débattant dans le gravier. L’homme se défendait mal et, après avoir reçu une série de coups de poing sur le nez, il commença à saigner. Roch continua à le frapper sauvagement. Entre ses dents serrées, il laissait fuser des cris incohérents : « Han ! Han ! Tiens ! Malade ! Je suis malade ! Je suis malade ! Han ! Tu comprends ! Pas le droit ! Je suis malade ! Pas le droit ! Han ! Han ! » Il sentit la femme qui le tirait par les cheveux, eu criant d’une voix hystérique : « Assez ! Assez ! Laissez-le ! Laissez-le ! » et il la repoussa d’un coup de pied. Au bout de quelques secondes, le combat fut terminé. Roch se releva, hébété, et regarda son adversaire qui rampait par terre ; l’homme avait la chemise déchirée, près du cou, son pantalon blanc était sali de poussière, ses cheveux étaient dépeignés et il saignait du nez. Roch lui-même était en piteux état. Les boutons de sa chemise avaient été arrachés et, en passant la main sur sa bouche, il vit qu’il avait la lèvre inférieure ouverte. Roch contempla la tonnelle encore un instant, puis il s’en alla sans entendre la femme qui l’injuriait. Il redescendit le chemin et se perdit à l’intérieur du jardin.
Un peu plus loin, il trouva la fontaine ; il se lava les mains et la figure, avant de boire. Alors il s’assit sur un banc, à l’ombre d’un platane, et il se reposa en fumant une cigarette.
Ce n’est que plus tard, vers quatre heures et demie-cinq heures, qu’il pensa à son travail. Il quitta le banc, sortit du jardin, et retourna vers la ville. La chaleur était toujours intense, et le soleil ne paraissait pas avoir changé de place. Dans les rues, la circulation des automobiles était lente, difficile. Des coups de klaxon montaient un peu partout dans l’air, et les carrosseries multicolores brillaient. Dans leurs boîtes de métal, les conducteurs avaient des fronts ruisselants de sueur, et les thermomètres devaient indiquer quelque chose comme 33°. Sur les terrasses des cafés, les gens affalés sur des chaises en matière plastique buvaient de la bière. Là, et un peu partout ailleurs, des mouches volaient au ras du sol, se posaient sur les pieds nus dans des sandales, sur les bras. Dans les chambres d’hôtel, des gens faisaient la chasse un prospectus plié à la main. De temps en temps, le prospectus s’abattait sur une table ou sur un drap de lit, et la petite bête légère mourait d’un seul coup, écrasée sur elle-même. Elle ne volerait plus sur les crânes chauves, elle ne marcherait plus sur les pieds suintants, elle ne chercherait plus les taches de café au lait sucré, elle ne dormirait plus à l’envers sur un plafond, elle ne se laisserait plus balancer, accrochée à une ampoule électrique dans le vent. Tout cela était fini ; elle avait terminé sa vie de mouche. Elle n’aurait plus droit à rien, ni tombe, ni épitaphe, ni même un souvenir. D’autres mouches viendraient vite, à sa place, bourdonner près des oreilles des gens sérieux, manger dans les tas d’ordures, et faire briller de convoitise les yeux des araignées.
Mais elles n’étaient pas les seules. La rue vibrait, sous les pieds de Roch, d’une bizarre vie souterraine. Ils s’agitaient tous au sein des profondeurs, les animalcules cachés, les bactéries et les microbes, les parasites ; on aurait dit que tout ondoyait désespérément, dans l’air, dans le sol, sur l’eau ; c’était dans le genre d’une vie confuse, mystérieuse, légère et brève comme celle des mouches, qui gonflait toute la surface du monde. Les choses sécrétaient, sans arrêt, laissaient couler des liquides brûlants. Il y avait des glandes partout, des cloques invisibles qui bouillonnaient au plus profond de la matière. Le trottoir, les murs, le ciel, les peaux des passants étaient de vrais organes, des parcelles vivantes qui tressautaient chacune pour soi, prises par la curieuse maladie. Bien sûr, les morts ne manquaient pas ; mais ce n’étaient jamais des morts définitives. Ce n’étaient que des desquamations, des usures de cellules qui laissaient traîner leur rebut. Et du fond de ces matières abandonnées, des larves naissaient sans arrêt, des grappes d’œufs fermentaient tranquillement dans la chaleur, menaçaient, menaçaient, sortaient de l’inertie, et recommençaient la conquête du monde, avec d’infimes morsures, des brouhahas de pattes et de mandibules, des grignotements féroces. Comme Roch, on déambulait avec lenteur à travers un monde en train de manger, on transportait avec soi, sans savoir, tout le poids fatal de ce menu peuple affamé de vie. On était des sauterelles couchées dans l’herbe, que traînaient les milliers de fourmis millimètre après millimètre, jusqu’à leur tanière ; oui, comme eux, comme eux tous, on était habité, emporté, rongé jusqu’à l’os.
Presque sans s’en rendre compte, Roch s’engagea dans un boulevard largement ouvert. De chaque côté des trottoirs, les maisons étaient hautes, régulières, pleines de balcons et de portes cochères. Elles fuyaient en ligne droite jusqu’au fond de la ville, où se dressait une montagne en forme de volcan. Roch marcha quelques minutes sur le trottoir de gauche, au soleil ; puis il traversa et passa du côté de l’ombre. Quand il arriva à la hauteur du n° 66, il s’arrêta sous un platane. De l’autre côté de la rue, entre une librairie et un antiquaire, il y avait ce grand magasin clair, aux vitrines géantes, sur lequel il y avait écrit en lettres de néon :
Au fond des vitrines, des affiches colorées avaient été épinglées les unes à côté des autres, dans le genre de « visitez le Portugal », « l’Espagne ardente et mystique », « Mexique terre des Dieux », « la jeune Scandinavie », etc. La porte d’entrée était grande ouverte, et l’on apercevait une maquette d’avion debout sur un socle, dans le hall. Dans la salle, les bureaux s’étalaient en demi-cercle, et des hommes et des femmes s’affairaient dans tous les sens, sans regarder dehors. Roch, à demi caché derrière son platane, observa longtemps le magasin. Il regarda les affiches, les unes après les autres, les merveilleux petits paysages de mer ou de montagne dans lesquels on pouvait entrer à volonté pour oublier le monde. Il circula comme ça à travers une plage blanche bordée d’une mer bleue, et où une jolie fille blonde, corps bronzé et bikini, faisait toujours le même geste du bras, comme pour dire au revoir à quelqu’un qu’on ne voyait pas. Puis il tourna autour d’un château médiéval, perché en haut d’une colline de sapins noirs ; de la brume blanche encerclait le burg sinistre, et les cimes neigeuses étaient immobiles à l’horizon, une muraille rose et grise. Sur le ciel, des lettres noires étaient suspendues : Werfen (Salzburg), Österreich. Ailleurs, c’était un village minuscule, enfoncé dans une crique, qui séchait au soleil ; Roch marcha sur un sentier, le long d’une côte en dents de scie. Il s’étendit sur un tapis d’aiguilles de pin, et il regarda les profils des rochers qui sortaient tout noirs de l’eau violette. Ça pouvait se passer en Grèce, en Turquie, ou bien en Yougoslavie.
Roch pénétra ainsi à l’intérieur de tous les dessins. Il se promena le long des rivages, il escalada les marches d’escaliers dans des villages ruisselants de lumière, à Capri ou en Sardaigne. Il descendit les routes des cols, il longea les chemins creux à Guernesey, il roula en jeep à travers des déserts, en Libye. À Constantinople, il regarda le Bosphore, et à Ténériffe, le volcan. Puis quand il eut assez de tout ça, des Chaussées des Géants et des Temples du Soleil, il entra dans les maquettes des bateaux et des avions, au bord de la vitrine. Il termina son excursion par le Boeing miniature, dans l’entrée.