Des gens entraient et sortaient continuellement du magasin ; des femmes cramoisies dans des robes voyantes, des hommes porteurs d’appareils de photo. À l’intérieur, derrière la ligne des bureaux, le travail ne s’arrêtait pas. Les machines à écrire cliquetaient, les chaussures marchaient de long en large. De temps à autre, un téléphone sonnait ; le bruit de grelot envahissait toute la surface du hall, se répétant cinq ou six fois. Puis une main décrochait l’écouteur et les voix commençaient à nasiller. Au plafond, un ventilateur à larges pales brassait l’air en silence, coupant les volutes de fumée de cigarettes. Tout ça, c’était le travail ; c’était l’agitation inutile, imbécile, l’espèce de comédie triste et bourdonnante qui se jouait au fond des casemates. Les gens vivaient là, ramassés sur eux-mêmes, pris par les rumeurs et les froissements, sans penser à rien. Ils oubliaient les détails. Ils ne voyaient pas la poussière ou les mouches, ils ne s’occupaient pas des légers troubles qui venaient doucement, du plus profond d’eux-mêmes, leur rappeler qui ils étaient. Ils l’avaient oublié, lui aussi, Roch ; la place qu’il occupait tous les jours, au bureau de renseignements, était vide, mais c’était sans importance. Ils continuaient à travailler, à bouger les lèvres, à feuilleter les annuaires et les livres de comptes, sans penser à rien, sans se douter de rien ; sans savoir que le temps passait, vite, très vite, seconde après seconde, et qu’ils s’approchaient imperceptiblement du néant, de la mort. Encore quelques centaines de jours, pas plus, et chacun d’eux s’écroulerait sur lui-même, dans son vieux lit taché, et se mettrait à perdre le souffle. Eux tous, sans exception, Grangier, Michel, Vanoni, Butterworth, Honier, Arnassian, Berg, Dufour. Rien ne les préserverait, ni leurs lunettes d’écaille, ni leurs cheveux parfumés, ni la graisse de leurs ventres. Ils couleraient bientôt au fond de l’impotence, sans avoir rien compris. Ils essaieraient de se raccrocher à des bribes, mais, à l’heure dite, tout leur ferait défaut. Ils n’auraient prise que sur de la gangrène, et leurs doigts ne pourraient retenir que des morceaux de mort.
Voilà ce qu’était devenu cette boutique : une espèce de morgue pleine de bruits et de mouvements, une cave étouffante, une étuve de pourriture. Roch sentit à nouveau la haine monter en lui. Dans son nuage douloureux, il conçut des injures et des malédictions pour chaque centimètre du magasin. Il voulut crier, mais rien ne sortit de sa gorge sèche, que des râles difficiles. Alors il se pencha vers le trottoir, prit appui sur le tronc du platane et ramassa un gros caillou qui traînait près des racines ; il le tint un instant dans sa main, laissa passer deux voitures, et se campa face au magasin. Il essaya encore de parler, en vain. Il fixa durement la glace de la vitrine, pensa : « malade, malade, malade », et lança le caillou de toutes ses forces. Quand la glace vola en éclats, et qu’il n’y eut plus, au-dessus des affiches, que TRANSTOURISME, Roch s’en alla en courant le long du boulevard.
Il traversa à nouveau toute la ville, tout ce dédale sonore plein de coups de douleur et de frissons, cette espèce de blockhaus asphyxiant et sale où les couloirs partaient dans toutes les directions, pour mieux vous tromper, où les chambres se ressemblaient toutes, avec leurs meurtrières minces et leurs coins noirâtres, où se croisaient près du béton armé de lourdes odeurs de croupissures et d’excréments.
Le cœur battant très vite, tandis qu’il avançait vers sa maison, Roch pensait au moment délicat où il ouvrirait la porte de son appartement, où il retrouverait d’un seul coup la fraîcheur et le calme, le lit, le visage de sa femme, la table de la cuisine, et le robinet en métal qui remplirait doucement un grand verre d’eau.
Élisabeth lui parlerait avec sa voix un peu grave, elle écarterait cette mèche de cheveux qui tombait toujours sur son front, lorsqu’elle se penchait, et lui la regarderait, longtemps, la boirait des yeux, toucherait sa peau ; cela valait la peine, à coup sûr, d’avoir erré comme ça à travers les rues de la ville, tout brûlant de frissons, de s’être battu avec un imbécile, sous une tonnelle, et d’avoir cassé la vitrine de TRANSTOURISME, en se montrant bien afin d’être renvoyé.
Quand sa maison fut en vue, Roch s’élança avec précipitation ; il ne vit rien, ni la vieille femme qu’il croisait chaque soir dans l’escalier, lorsqu’il descendait la poubelle, ni sa bicyclette posée contre le mur chaud, à deux pas de la porte. Il fonça, monta les étages et entra chez lui.
Naturellement, rien ne se passa comme il l’avait prévu : le petit appartement étroit était désert, gris de pénombre moite, avec quelque chose de crasseux et de vétuste dans les murs et sur les plafonds. Élisabeth n’était pas là. Le lit était défait, comme lorsqu’il était parti, les cendriers étaient pleins à ras bords, et le journal traînait par terre, feuille par feuille. La porte de la cuisine était ouverte, et Roch aperçut dans l’évier l’échafaudage d’assiettes et de casseroles en train de s’égoutter. Partout, les volets étaient fermés, et le soleil glissait toujours sur chaque fente, bavant comme une grosse limace. Découragé, Roch se laissa tomber sur le lit et ferma les yeux. Il avait mal à la tête, à présent, près de la nuque et derrière les yeux. Ses oreilles chuintaient. Ses bras et ses jambes avaient de drôles de courbatures, à la fois chatouillement et douleur, il ne savait trop. Et dans sa tête aux yeux fermés, des choses montaient régulièrement, des sortes de mains dont chaque doigt se serait terminé par des bulles. Roch n’attendit rien.
À l’autre bout de la ville, en plein dans la chaleur et dans le bruit, Élisabeth marchait au bord du trottoir. Elle avançait rapidement, un sac de toile rayée rouge et jaune se balançant dans sa main gauche. Sa robe verte, plutôt serrée, faisait des plis de chaque côté des hanches, alternativement, et des bracelets en ivoire, ou en matière plastique, s’entrechoquaient à chaque mouvement de son poignet droit en produisant un bruit exactement pareil à celui d’un crayon tombant par terre. Aux pieds, elle portait des sandales dorées, style italien, dont les talons claquaient sur le trottoir. Ses cheveux étaient renvoyés en arrière et flottaient sur ses omoplates. Ainsi vêtue, elle avançait vite sur le trottoir, au milieu des réverbérations du soleil. Elle ne regardait personne, sauf, de temps à autre, d’un coup d’œil furtif, un boiteux ou un aveugle qui venait à sa rencontre. Elle l’observait à la dérobée, un quart de seconde à peine, ses pupilles vertes fixées sans hésiter sur le point faible et sur l’infirmité ; puis elle détournait les yeux, et changeait imperceptiblement sa marche afin de ne pas buter dans l’obstacle. Elle passait vite devant les cafés et les portes de garage, ses jambes frappant le macadam en cadence, la bouche entrouverte en train de respirer. Par moments, une large vitrine bleutée reflétait sa silhouette au passage, son long corps svelte penché en avant par la marche. Tandis qu’elle longeait la vitrine, elle tournait à demi sa tête vers la gauche, et elle regardait brièvement. Et la vitre, où il y avait tant de choses, ne lui montrait que son espèce d’ombre transparente, incolore, comme une photographie en action, qui portait son nom : Élisabeth Estève. Parfois une vraie glace avait été fixée sur une colonne, près d’un bureau de tabacs, et elle se voyait venir de loin, visage, mains et jambes très pâles sur un fond de ciel rose. Des hommes aussi la regardaient venir, appuyés contre des portes d’immeuble, avec des faces fatiguées et des yeux pensifs. Elle ne les regardait pas, mais au fond d’elle-même, elle savait qu’elle passait à travers eux, comme ça, très simplement, sans heurts.