Sous cette pile d’images, elle trouve une grande enveloppe, marron, du vieux papier kraft. Elle la prend délicatement, pressentant que quelque chose de précieux s’y trouve. Elle l’ouvre et découvre des photos sur lesquelles pose une jeune femme, une jeune femme au visage triangulaire, au sourire doux, au regard intense. Elle semble poser, pas comme pour une photo de vacances, non, ces photos semblent avoir été prises par un professionnel. Cette jeune femme porte de beaux habits, elle est toujours bien coiffée, au milieu de beaux décors, intérieurs comme extérieurs. Ce sont de beaux tirages, elle les regarde un par un, puis elle découvre cette même jeune femme sur des photos provenant de magazines. Elle sourit, elle est debout ou assise sur une chaise, une balustrade, un rocher, adossée à un mur ou contre une cheminée. Sous ses pieds, au-dessus de sa tête, le nom d’une marque de shampoing, de vêtements, de produits de beauté, et les publicités se succèdent, des dizaines d’images découpées, conservées précieusement dans cette enveloppe, des images que son père garde à l’abri des regards, des regards de sa fille, sa fille qui n’a jamais su que sa mère était modèle et qu’elle posait pour des agences, pour des marques, qu’elle devait parcourir le monde pour son travail et qu’elle était loin de son père. Son visage est si beau. Ses poses si étonnantes et naturelles, elle rayonne, elle est sublime, son visage ressemble à celui de sa fille, elles ont le même regard, la même intensité dans les yeux, le même éclat et la profondeur d’un même horizon. Elle repose les images et s’assoit sur le rebord du lit. Sa mère était si belle. Elle ne supporte pas qu’elle ait pu mourir à cause d’elle. Voilà pourquoi son père l’a eue si tard. Il laissait à sa femme le temps d’une carrière, le temps d’éclater sous les projecteurs. Elle se dit qu’ils ont attendu trop longtemps, que sa mère mettait sa vie en danger en ayant un enfant. Elle n’en veut pas à son père de ne lui avoir rien dit, elle n’a plus d’émotion à cet instant. Voudrait-elle garder une photo de sa mère dans son sac ? Elle replonge la main dans l’enveloppe, elle en choisit une, où cette belle jeune femme pose devant la mer, la lumière illuminant ses cheveux et ses épaules. Son sourire est tendre et un feu intérieur paraît poindre dans l’éclat de ses iris. Elle prend aussi une image où une main s’est logée devant l’objectif, la main de sa mère, floue, comme un cocon au bord du cadre, un cocon doux et granuleux, frais et rosé. Elle referme les tiroirs du secrétaire et éteint les lumières de la chambre. Puis elle éteint toutes celles de la maison. Elle sort sa clé, ouvre la porte et la referme à double tour, elle pousse la grille du portail et remonte la rue jusqu’à l’avenue. Un chien aboie à son passage. Il n’y a plus de bus à cette heure-ci. Elle va rentrer à pied, cela va lui prendre du temps. Elle regarde son téléphone. Marc lui a laissé un message, elle ne l’écoute pas, elle se contente de marcher en pensant à ce qu’elle a vu, à ce qu’elle a touché, de vieux papiers, d’anciennes photos. Elle marche sur le trottoir et quelques voitures passent à ses côtés sous les lampadaires de l’avenue. Elle tient fort son sac à main contre elle, elle n’a pas froid, elle pense à sa mère, cette jeune femme partie sans l’avoir prise dans ses bras. Pour elle, pas de photos de bébé dans les bras d’une maman. Pas de petits pieds, de petites mains emmitouflées dans des vêtements soyeux. Elle n’a que ça, un modèle éclatant et une main diffuse. Elle n’a pas froid, elle marche, cela va lui prendre plus d’une demi-heure pour rentrer. Marc l’a peut-être attendue, elle n’a que ça, une publicité pour du shampoing et une photo ratée.
Son reflet est désormais un écho, celui de sa mère, et au matin, elle se regarde dans le miroir et voit une petite fille au regard intense, aussi intense que celui de cette belle jeune femme. On ne peut rien refuser à ces yeux-là. Ils semblent vous transpercer le cœur. Ils sont magnifiques. Elles ont le même regard. Elle contemple encore et encore la photographie. Le même regard qui a charmé des photographes. Le même qui a charmé, sans qu’elle s’en rende compte, un réalisateur. C’est pour cela, se dit-elle, qu’il a voulu travailler avec moi. Mes yeux et leur intensité l’ont marqué, l’ont attrapé, l’ont subjugué, je ne savais pas que j’avais d’aussi beaux yeux. Il aura fallu des images sur du papier glacé pour que je m’en aperçoive, que je réalise que le charme venait de là, des yeux de ma mère et de leur profondeur. Pourquoi mon père ne me l’a-t-il jamais dit ? Pourquoi n’a-t-il jamais voulu me montrer de photos ? Voit-il toujours le regard de celle qu’il aimait dans mes yeux ? J’aimerais lui demander, le supplier de m’expliquer ce manque, cette absence de photos dans notre maison. M’en veut-il de lui avoir enlevé son amour et sa joie de vivre ? Je comprends pourquoi il a si souvent évité de me regarder. Il détournait ses yeux des miens de peur d’y retrouver ceux de son amour mort.
Ce matin, elle a vu sa mère dans le miroir, celle qu’elle devait être à cet âge, rayonnante malgré les pleurs et l’incompréhension, séduisante malgré les cernes et le teint pâle. Elle a passé la nuit à pleurer et Marc ne s’est aperçu de rien. Ce matin, même si son corps était fatigué, épuisé, elle a vu ce qui lui a toujours manqué, le visage de celle qu’elle n’a pas pu connaître. Marc s’est réveillé, il l’a embrassée. Pour lui, elle avait toujours le même visage, rien de particulier n’avait changé. Pour elle, tout avait changé mais personne ne pouvait le voir. Je t’emmène au travail ? a demandé Marc. Oui. Elle ne lui en veut pas. Il ne peut pas savoir, les patrons non plus. Personne ne sait que son visage est devenu autre, différent, superposé à celui d’une inconnue qui a ses yeux. Elle prend son café, mange un gâteau, se brosse les dents, Marc fait démarrer son scooter, elle ferme la porte à clé, ils s’en vont, sa jupe s’envole au-dessus du skaï noir de l’engin.
Il est tôt, le jeune acteur fume une cigarette à l’entrée de l’hôtel, elle passe à côté de lui sans le regarder. Elle se dit que tout cela n’a pas de sens. Un jeune homme se tient là à cause d’un vieil homme qui a voulu faire d’elle une actrice qu’elle n’est pas, qu’elle ne sera jamais. Tout cela a la consistance farineuse d’un gâteau mal cuit, mal dosé, que l’on désire malgré tout des yeux, mais une fois les dents plantées à l’intérieur, une pâte molle sans saveur, étouffante, presque argileuse, plâtreuse, et qui n’en finit pas d’embaumer la bouche de relents de terre humide et d’éléments organiques inconnus, saisit la langue et irrigue le corps, le souille.
Elle dit bonjour aux patrons. Les cafés sont servis et bus, les croissants déglutis. Son esprit, à chaque instant, dans une cadence réglée, regrette d’avoir cédé à la tentation d’autre chose. Elle sait que ses yeux désormais n’y sont pas pour rien. Elle essaye de ne penser à rien, elle sait que les photos de sa mère sont dans son sac à main, à l’abri, près d’elle, loin des clients, des chaises qui reculent bruyamment et des pas qui s’éloignent. Elle range les tasses vides, elle retire les nappes salies, elle vide les poubelles et passe le balai. Elle demande aux patrons si elle peut fumer une cigarette avant d’aller faire les lits, il lui dit oui, l’autre fait la moue, elle allume le briquet qui vient carboniser de sa flamme l’extrémité du cylindre blanc. Elle se repose contre le mur, l’acteur est encore là, il parle au téléphone, d’une voix douce. Elle l’observe, il est plus grand qu’elle, son dos légèrement voûté lui donne l’allure d’un homme mûr alors qu’il n’a pas trente ans. Il s’emporte d’un coup et hurle dans son portable. Il raccroche. Elle baisse les yeux, aspire une bouffée et fixe le trottoir. Une ombre vient s’immiscer dans son champ de vision. Excusez-moi, je n’en ai plus, je peux vous en prendre une ? Il lui désigne le paquet qu’elle a gardé à la main. Oui, bien sûr. Elle lui tend le briquet mais il allume la cigarette avec le sien, alors son bras reste suspendu quelques instants immobile dans le vide. Il recrache la fumée en se détournant d’elle. Il frotte son menton. Vous savez, enfin tu sais, si ça ne te dérange pas que je te dise tu, au début je n’ai pas compris pourquoi le vieux, pardon, Raymond a voulu te choisir, c’est trop risqué, il y a des exemples où des inconnus y arrivent mais quand même, tu n’as jamais joué me semble-t-il, c’est difficile de porter sur ses épaules un premier rôle, et puis, ça a coincé, tu t’en es rendu compte, il fallait bien qu’il y ait un mais, c’est elle qui décide finalement, ce n’est pas lui, elle n’a pas voulu que ce soit toi, je la comprends, c’est son argent, elle veut que tout se fasse comme elle l’entend, et lui, eh bien, il ne peut pas dire grand-chose sur certains points, s’il veut que son film se fasse, il me l’a dit aussi, il doit s’en remettre à elle, après, j’aurais bien voulu savoir ce que ça pouvait donner, on aurait pu faire un bout d’essai tous les deux, je n’ai pas l’habitude de faire des compliments, mais tu as quelque chose, ta manière de bouger, ta façon de regarder, et puis les quelques mots que je t’ai entendu prononcer semblent précieux, je ne sais pas, il y a un truc chez toi qui fonctionne, ça me plaît. Son téléphone sonne. Excuse-moi. Il s’éloigne et paraît reprendre la discussion qu’il avait interrompue. Elle a fini sa cigarette, elle attend quelques secondes et rentre dans l’hôtel. Il parle fort, s’emporte de nouveau, il ne la regarde pas, elle se retourne et voit ses cheveux balayés par une brise qui vient le caresser tandis qu’il tourne sur lui-même, la tête baissée, absorbé, criant à certains moments, les dents serrées, semblant vouloir étouffer des mots pour que personne n’entende. Elle passe devant les dépliants de l’entrée. Un bras soudain la retient. Attends, on pourrait, je ne sais pas, boire un verre ce soir. Il a encore le téléphone à la main. J’aimerais qu’on se voie autre part qu’ici, tu ne connais pas un bar. Elle ne sait pas quoi répondre, il sent bon. Il la regarde différemment. Je ne peux pas vous dire, c’est difficile. Dis-moi où je peux te rejoindre, à quelle heure ? Le patron les observe derrière le comptoir, il voit que le jeune homme a sa main toujours posée sur le bras fin de Louise. Je ne peux pas, je finis à 15 heures, je ne peux pas ce soir. Il relâche sa pression. Elle se dirige dans le couloir et gravit l’escalier. Sa respiration est forte. Elle tourne en rond dans le local d’entretien, les serviettes et les petits savons tombent de son chariot. Il sentait bon. C’est à cela qu’elle songe, pas à son visage. Elle retrouve son parfum, son odeur, puis sa main sur son avant-bras. Elle quitte le cagibi, se dirige vers les chambres, ouvre une porte et s’enferme. Elle s’étend sur un lit défait. La tête plaquée sur l’oreiller, elle regarde le plafond. Les couleurs des murs et des couvre-lits l’entourent comme les vagues qui viendraient se briser sur une île solitaire.