Elle s’est vêtue d’une blouse et a enfilé les chaussons en tissu. Elle ne dit rien. Il est immobile, il n’y a rien à dire, elle reste une demi-heure à ses côtés. Les infirmières passent près des malades du pas feutré qu’on attend d’elles. C’est calme, l’endroit est silencieux. Il y a des personnes qui, comme elle, patientent assises au pied des lits, qui regardent les bips des moniteurs, l’écoulement des perfusions, attentives au moindre mouvement des mains ou des sourcils. Elle se lève et sort de son sac les photos de sa mère. Il a les yeux clos. Il ne peut pas les voir. Elle les lui montre pourtant, elle profite de son inconscience pour l’affronter, le narguer presque. Oui, je te les ai prises dans ton secrétaire, tu m’as caché tout cela et je l’ai découvert. Pourquoi ne m’en as-tu jamais parlé ? Pourquoi était-ce un secret, un mystère ? J’ai toujours eu le sentiment que tu ne m’aimais pas, ou plutôt, que tu m’aimais comme on aime un tableau qu’on ne regarde plus, sans un mot, sans contact, sans aucune démonstration d’affection. Je devais être pour toi, moi aussi, une image, lointaine et pourtant si proche de toi. Regarde ces photos. Il fallait bien que je les trouve un jour. J’aurais voulu que ce soit toi qui me les montres, que l’on puisse en parler, que tu me racontes tes souvenirs avec elle, puis sans elle, que tu me dises comment elle riait, comment elle pleurait, comment vous étiez tous les deux, quels étaient vos projets, vos goûts, tout ce qui fait un couple, quelle était sa couleur préférée. Aimait-elle le vin, les jupes, la neige ? J’aurais voulu savoir tout ça et l’entendre de ta bouche, mais tu ne m’as rien dit, jamais. Je t’en veux, tu sais. Est-ce que tu m’entends au moins ? Regarde, ouvre les yeux, réponds-moi, s’il te plaît, réponds-moi.
Une infirmière vient la voir et lui demande ce qui ne va pas. Elle lui propose de le laisser se reposer. Mais se repose-t-il ? Ce n’est peut-être qu’une ombre que l’on maintient en vie. Venez, allez faire un tour, revenez demain, on s’occupe de lui, on vous préviendra si la situation change.
Elle range les photos, sort de la pièce, jette sa blouse et ses chaussures en tissu. Elle décide de rentrer à pied, elle a envie d’être seule, de ne penser à rien, de s’épuiser dans l’effort, d’oublier cet être qui s’éteint. Marc l’a prévenue sur son portable qu’il ne rentrerait pas ce soir, il mange avec un copain, il y a un match à la télé. C’est pour ne pas t’embêter, tu peux rester tranquille à l’appart, tu pourras regarder ce que tu veux, je sais que tu n’aimes pas trop quand on est là pour les matchs, je mange chez Guillaume, ne m’attends pas, je t’embrasse. Elle pose les clés dans la coupelle. Elle ne veut pas rester seule pourtant, pas ce soir. Quand elle a dit à l’acteur ce matin qu’elle finissait à 15 heures, elle pensait sans se l’avouer qu’il l’attendrait. Pour faire quoi ? Elle ne sait pas, mais elle imaginait le retrouver pour partager une nouvelle cigarette, pour sentir son parfum et sa main sur son avant-bras. Elle dépose ses affaires sur le canapé, elle n’a pas envie de faire à manger, elle scrute l’écran vide et noir du téléviseur, elle décide de ressortir s’acheter quelque chose, elle ne veut pas rester seule. Elle change d’habits et de chaussures, se recoiffe, met un peu de rouge sur ses lèvres et sur ses joues, du parfum au creux de son cou et sur ses poignets. Elle connaît une boutique où il y a de bons sandwichs. Ses talons résonnent dans le hall de l’immeuble puis dans la rue.
Il est là. Comme s’ils savaient tous les deux qu’ils se retrouveraient. Il n’y a pas beaucoup d’endroits où se rencontrer ici. Il est en train de fumer assis à la terrasse du café. Quelques personnes au bar s’agitent en regardant le match à la télévision. Elle fait semblant d’avoir une mine surprise. Il lève la main et l’invite à s’asseoir en lui tendant une chaise. Elle ne dit rien et sourit. Elle allume une cigarette. Le garçon vient demander ce qu’elle veut boire. Un panaché. Ils ne se parlent pas. Ils fument en silence. Elle sent son parfum et il doit sentir le sien. Leurs bras se touchent lorsqu’elle se penche pour laisser passer le serveur. Ils se regardent un peu plus longuement. Elle croise les jambes, il regarde sa montre. Il reste toute la seconde mi-temps pour s’aimer. Ils le savent. Dans la numéro 106. Ils passeront par-derrière avec ses clés. Ils s’aimeront dans des draps qu’elle a elle-même changés, dans une chambre qu’elle a nettoyée. Elle sentira son corps sur le sien, ses mains sur ses seins, ses cheveux entre ses cuisses. Marc est loin, elle est loin elle aussi, elle n’a que ça, ses yeux qui disent qu’il peut venir en elle, il n’a qu’à l’aimer. Son parfum a envahi les pores de sa peau. Elle absorbe les effluves qui dansent de haut en bas, de gauche à droite. Elle passe les mains dans ses cheveux. Elle semble heureuse, elle le lui dit à l’oreille, mais il n’entend pas. Les corps se tendent et s’échauffent, se percutent doucement puis plus fortement. Leurs soupirs se répondent. Elle le regarde dans la pénombre. La chambre n’est éclairée que par le néon clignotant de l’hôtel. Ses bras passent de l’orange au vert le temps d’un clignement d’œil. Elle se lève, il ne bouge pas, elle semble heureuse, elle ne le lui dit pas de nouveau, elle prend ses vêtements et se rhabille. Elle fait grincer le lit en remettant ses chaussures, elle prend son sac et sort. Elle ne dit rien, ne se retourne pas. Il ne la retient pas.
Marc aurait pu ne rien en savoir. Elle veut le quitter, c’est ce qu’elle lui annonce quand elle rentre. Il ne comprend pas. Elle dépose les clés dans la coupelle. Qu’est-ce que tu racontes ? Elle ne retire pas sa veste. C’est venu vite, mais j’ai rencontré quelqu’un et je ne peux pas te le cacher. Mais c’est qui ? Ça n’a pas d’importance, tout cela s’est passé vite, ça arrive, je n’y peux rien et je ne veux pas te mentir, j’irai m’installer dans la maison de mon père. Mais c’est quoi cette histoire ? Dis-moi que tu ne dis pas la vérité, dis-le-moi, ce n’est pas vrai. Tout est vrai Marc, je ne peux plus vivre avec toi, je t’ai trompé, je veux être honnête avec toi. C’est qui ? Je le connais ? Peu importe, je ne sais même pas si je vais le revoir, il faut qu’on se quitte, c’est comme ça, il y a des choses qui ont changé, on n’y peut rien, je t’aime toujours, je crois, mais je ne peux pas vivre avec quelqu’un que j’ai trompé, tu comprends. Mais c’est qui, bon sang ? Je pars ce soir, j’ai préparé quelques affaires, je vais dormir là-bas à présent, j’irai au travail en bus, ne m’attends pas le soir, ne cherche pas à me voir, c’est fini, je suis désolée, c’est fini.