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Elle a le sentiment d’appartenir à personne et à tout le monde en même temps. Elle se cache puis s’exhibe. Qu’a-t-elle à faire ici, sur cette terre, au milieu de ces gens, de ces personnes qui la regardent, qui la scrutent ? Que veut-elle ? Elle a le sentiment de vivre dans un livre d’images sur lequel on pose un regard sans lire les mots qui les accompagnent.

Elle est seule dans la maison de son père. Il fait noir. Elle n’a pas allumé les lumières, elle ira dormir dans son ancien lit. Descendre, monter les escaliers, fermer et ouvrir les portes, ouvrir et fermer les robinets, les placards, passer le balai ou faire la vaisselle, elle n’a que ça, ça et son travail qui l’abrutit, qui la fatigue. Elle n’a que ça et elle ne sait plus où son regard pourrait se poser. Fumer une cigarette, les bras en berceau, le dos posé contre le mur, dans la pénombre ou en plein jour. Elle descend et monte les escaliers. Elle pousse le chariot de linge sale, elle refait les lits, elle nettoie derrière les lavabos, elle remet des petits savons, elle a mal au dos. La maison est vide, l’odeur de son père est partout comme l’odeur de l’humidité est partout dans l’hôtel. Elle nettoie, elle récure, elle frotte, elle n’a que ça, ça et ses yeux qui ont trompé Marc. Ses yeux brillants et pleins comme une lune, ça et ses cigarettes qu’elle fume une à une à toutes ses pauses, de plus en plus nombreuses. Elle n’en peut plus, prendre le bus, la colline des mimosas, longer la route et ses maisons, sortir la clé, ouvrir la porte, allumer les lumières, se faire à manger, regarder la télévision, se coucher tard, se lever tôt. Marc a essayé de la joindre. Elle ne veut pas le revoir, ni lui ni l’autre. Elle le croise, elle ne lui dit rien, il lui a fait passer un mot par les patrons, il veut encore aller boire un verre, encore faire l’amour. Elle ne lui répond rien. Elle est loin. Son parfum est ancré en elle, elle veut garder cela, cette nuit, cette odeur, ces bras qui l’ont aimée, cette peau qui l’a touchée, conserver tout ça comme un trésor, garder ça pour continuer à vivre sans réfléchir, nettoyer les plinthes, la moquette, les tasses à café, les nappes, le carrelage, ne penser à rien, ouvrir et fermer les portes, elle n’a que ça, un souvenir, des photos, une maison vide, un père qui se consume, et des yeux qui ne veulent plus regarder personne.

Un matin, elle ne trouve personne au petit déjeuner. Les patrons discutent derrière le comptoir. Elle les interroge. Elle veut savoir où ils sont passés. Ils s’emportent. Laisse-nous, tout ça c’est de ta faute. Il jette son torchon à terre, elle claque la porte de la cuisine. Dites-moi ce qu’il s’est passé. Sa faute à elle, mais pourquoi ? Elle ne comprend pas. La patronne revient sur ses pas. Si tu leur avais plu au moins, dit-elle, ils l’auraient tourné ce maudit film, mais tu as tout gâché, tu n’aurais pas pu avoir ce rôle à la fin, ce n’est pas compliqué pourtant, maintenant ils sont partis, le film ne se fait plus, ils sont partis, tu m’entends, on avait devant nous plusieurs semaines de réservations, tout est fini, à cause d’une idiote qui renverse le café. Tu aurais pu au moins insister, dans ce métier, il y en a bien qui couchent, non ? Tout est fini, la saison est finie, va refaire toutes les chambres, je veux que tout soit parfaitement propre, tu m’entends ? Tout, je veux que tu passes l’aspirateur dans tous les recoins de cet hôtel, je veux que tout soit impeccable. Elle ne comprend pas. L’équipe continuait à faire des repérages, elle les voyait partir et revenir, ils prenaient des notes, comparaient des photos, le casting des figurants se poursuivait. Marc avait été finalement pris, tout allait bien semblait-il, elle se demande ce qui a déclenché l’arrêt du film. Le vieil homme s’est-il fâché avec la productrice ? Elle a fini toutes les chambres, il est tard, il n’y a aucun couvert ce midi, elle part fumer. Qu’a-t-elle raté ? Elle tire sur sa cigarette nerveusement, elle voit un scooter s’approcher, c’est Marc. Alors, tu es au courant ? dit-il après avoir enlevé son casque. Au courant de quoi ? Le film, il se fait pas, le vieux est tombé, il s’est fracturé la hanche, ils arrêtent tout, le film ne se fait pas, c’est tout. Elle écoute Marc. Elle écrase sa cigarette et en allume une autre. C’est pas de bol, ils m’avaient pris pourtant, j’aurais dû jouer dedans, c’est pas de bol, répète-t-il. Elle ne dit rien. Le vieil homme est tombé, c’est ce qu’elle souhaitait. Tu vois, ils t’ont pas prise et ils me prendront pas vu que le tournage est annulé, c’est pas de bol, vraiment, allez, j’y retourne, je voulais te voir, savoir si tu savais, comment tu allais, appelle-moi, on pourrait se faire un ciné un soir. Marc remet son casque et redémarre son scooter. C’est ce qu’elle souhaitait mais voulait-elle que ça arrive ? Elle ne croisait plus le regard du vieil homme depuis longtemps, elle servait les cafés avec application et détachement. Il était une ombre mais une ombre qui l’avait regardée intensément une fois, et sa présence quoique inutile lui servait de repère, malgré tout. Il était là sans y être, cela la réconfortait d’une certaine manière, c’était une béquille, ça l’aidait à tenir. Elle servait les cafés pour l’équipe, elle refaisait les chambres, elle n’avait que ça, c’était dur mais ça la faisait tenir pourtant. Tout n’était pas vain même si c’était absurde. Tout le monde était parti la veille, l’après-midi quand elle n’était pas là, sans dire au revoir. Non pas qu’elle aurait voulu leur dire un mot, mais peut-être les regarder s’éloigner dans leurs voitures, ils étaient partis en un claquement de doigts, sans qu’elle puisse y faire quoi que ce soit. Sa deuxième cigarette lui brûle les doigts, elle jette le filtre au loin. Et lui, est-il parti aussi ?

Elle a pris le bus jusqu’à l’hôpital. Son père n’est plus en soins intensifs. Elle le cherche. Elle demande où il se trouve. Une infirmière lui répond qu’il est dans sa chambre. Cela veut dire qu’il va mieux ? Le médecin vous expliquera, c’est à l’étage en dessous. Elle retire la blouse et les chaussons, et cherche le numéro qu’on lui a indiqué. Elle tape à la porte. Pas de réponse. Elle ouvre doucement. Il est là, immobile, les yeux fermés, les bras le long du corps. Les draps blancs sont bien tirés autour de lui, la pièce est propre. Elle s’approche et s’assoit à côté de lui. Une infirmière entre. Vous êtes sa fille ? Le médecin va passer. Il va mieux, dites-moi ? Le médecin va tout vous dire. Elle attend, elle le regarde. Ses yeux se posent sur la télévision éteinte, puis sur la fenêtre, elle attend encore, de longues minutes. Elle s’avachit dans le fauteuil, elle est fatiguée. La porte s’ouvre enfin et le médecin apparaît. Bonjour mademoiselle. Il tient dans sa main un classeur. Écoutez, votre père comme vous le savez était dans une phase avancée de sa maladie, à cela s’est ajoutée une infection pulmonaire qu’il a contractée durant son séjour ici, son état n’a fait qu’empirer, nous avons décidé de le sortir des soins intensifs pour que vous puissiez profiter de lui au maximum, votre père est âgé, sa maladie malgré nos interventions l’a affaibli, il semble lâcher prise, la perte de poids, tout cela nous a contraints à prendre cette décision, votre père ne veut plus vivre, son corps a abandonné, je préfère le savoir ici avec vous, il lui est arrivé d’avoir quelques moments d’éveil, je souhaiterais que vous soyez là pour pouvoir lui parler, il faut accepter son état.

Elle a compris. Son père va mourir d’ici peu. Il est maigre. Ses traits tirés l’ont défiguré, c’est à peine si elle le reconnaît avec ce masque et ces tuyaux dans son nez. Je suis désolé, vous pouvez rester aussi longtemps que vous le voulez, vous pouvez dormir à ses côtés, une infirmière va passer pour sa toilette. Elle ne dit rien. Elle regarde le médecin s’en aller puis elle prend la main de son père dans la sienne. Elle penche la tête et embrasse la peau fragile de ses doigts, elle reste ainsi un long moment. Des larmes coulent sur ses joues. Cela devait arriver, pourtant il est encore en vie, près d’elle, elle le voit respirer, difficilement, mais il respire. Elle entend de nouveau les mots du médecin dans sa tête et elle regarde la carnation blême de son père. Elle passera la nuit ici, personne ne l’attend.

Elle se rince la bouche et se lave le visage dans le lavabo de la salle de bains. Ça sent le désinfectant. Ils ont rapporté les affaires qu’elle avait laissées, un t-shirt, un pyjama, une serviette, des caleçons de rechange. La lumière froide du plafonnier écrase tout. Elle l’éteint et allume la veilleuse derrière le lit. Il y a une couverture, elle a enlevé ses chaussures. On lui a proposé un plateau-repas mais elle n’a pas faim, elle ne se voit pas manger à côté de lui, dans cet état. Elle lui prend la main et croit déceler une vibration sous ses sourcils, autour de ses lèvres. Elle incline le fauteuil et ferme les yeux. La nuit est tombée. La couverture sur ses genoux, les jambes pliées, elle n’arrive pas à dormir. Une infirmière passe et demande si tout va bien, elle ne répond rien. Elle se tourne et se retourne encore, le sommeil ne vient pas, elle repense à son enfance, à ses jouets, à ses amis, ses premiers flirts, sa première sortie et au regard de son père qu’elle ne distingue pas. Ces souvenirs semblent isolés, abandonnés, leur écho est faible. Il y a si peu de photos d’elle petite, elle se souvient de si peu de choses, pas assez de détails, c’est flou. Son père est une silhouette, tout comme elle, et les quelques éléments qui lui reviennent disparaissent aussitôt. Les images se mêlent à la nuit, furtives, imprécises, sauvages, elle ne sait pas si elle pense ou si elle rêve, elle est engourdie, elle se réveille, elle a froid, ses pieds dépassent du fauteuil, elle a mal au cou. La vitre est vide, il fait totalement noir dehors. Elle se rendort. Des fourmis cavalent dans ses jambes, puis le long de ses bras, les rêves reviennent.