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Combien de temps a-t-elle dormi ? Elle se lève pour aller aux toilettes. Quand elle revient, son père a les yeux et la bouche entrouverts. Elle se rapproche et lui prend la main. Il respire fort, elle s’assoit à côté de lui. Elle surveille sa peau, ses lèvres, son front. Soudain, ses iris se soulèvent vers la paupière supérieure, le blanc de l’œil couvre son regard, sa bouche s’ouvre davantage et se fige. Elle sent dans sa paume une dernière ondulation. C’est fini, dit-elle, c’est fini, répète-t-elle. Elle appelle une infirmière, ça y est, lui dit-elle, c’est fini. Laissez-nous quelques minutes, lui demande l’infirmière, nous allons le préparer. Elle sort, elle va fumer une cigarette à l’extérieur de l’hôpital. Elle ne pense à rien, ou à si peu. Il fait frais. Elle bloque ses bras contre son ventre. La cigarette lui donne la nausée. C’est-à-dire ? Nous allons le préparer ? Elle ne comprend pas, elle a juste obéi. Lorsqu’elle revient, la porte est fermée. Elle attend encore dans le couloir, elle n’ose pas rentrer. Au bout de quelques minutes, deux infirmières sortent et lui disent que c’est bon, qu’elle peut venir. Elle redécouvre son père dans son lit refait. Elles lui ont mis un bandage autour de la mâchoire pour éviter qu’elle ne s’affaisse. Elles ont dû le changer, les organes vitaux doivent lâcher dans ce moment-là, dans cette ultime pulsation. Il semble plus raide que tout à l’heure, pourtant sa peau est encore tiède. Elle ose effleurer la peau de son bras et pose un baiser sur son front. Son père a une odeur bizarre. Assise à ses côtés, elle le regarde. Il n’y a plus rien à faire, ça y est, elle se le dit à elle-même clairement, c’est vraiment fini, et ils ne se seront pas parlé avant qu’il s’en aille. Elle aurait voulu échanger quelques mots avec lui mais c’est trop tard, il est parti et il est encore là, sous ses yeux, elle ne comprend pas la situation, cela lui semble absurde de rester là, il n’y a rien à faire, mais elle reste, elle le regarde. Où est parti ce qui le faisait vivre une demi-heure plus tôt ? Il n’y a plus rien, juste un corps sans vie face à elle.

L’averse est lourde, rapide, presque brutale. Quelques parapluies s’ouvrent. Les allées peu entretenues exhalent des parfums de vergers et les visages accueillent la fraîcheur nouvelle comme une liqueur trop forte. Elle est habillée de noir. Marc est là, les patrons aussi. Elle regarde les amis, les connaissances de son père, de vieilles dames, de vieux messieurs, certains en fauteuil et elle se dit qu’ils ont dû se donner du mal pour venir jusqu’ici. Les nuages difformes occupent le ciel balayé par le vent. Le soleil revient. Les gens attendent, les mains jointes. Ils ne parlent pas. Elle distingue le bruit des gouttes sur les feuilles élastiques, les pas sur le gravier dans des allées voisines, le chant d’un merle au loin. Quatre hommes sortent de la longue voiture le cercueil et le déposent près du trou. Elle doit parler, quelques mots peut-être, elle ne sait pas quoi mais elle sent qu’il le faut avant qu’il soit descendu en bas. Sa voix est faible. Elle remercie les gens d’être là. Elle aimerait allumer une cigarette, elle en a envie mais cela ne se fait pas. Les stries d’eau ont rayé les vestes de hachures comme celles que les enfants appliquent sur leurs dessins d’orages. Ses yeux naviguent de costumes en costumes qui fourmillent peu à peu de pointillés sombres. Les pantalons constellés de boue fine dansent autour des lacets. Les robes ont absorbé les flaques verticales et de rares tissus colorés se sont éteints laissant mourir les motifs de fleurs et d’oiseaux qu’août autorise parfois à sortir au milieu des tombes. Mon père va nous manquer. Elle ne sait pas quoi ressentir à cet instant. Il a été un bon père, c’est ce qu’elle dit, car il a veillé sur elle, il venait lui dire bonne nuit, chaque soir, elle aimait ce moment, il lui donnait un baiser sur le front, elle n’avait que ça comme preuve d’affection, ce baiser du soir. Ils ne se prenaient jamais dans les bras. Il a été un bon père, malgré tout, malgré la souffrance, malgré ses efforts à elle pour être la meilleure fille possible. Les gens ne savent pas cela. Tout vient si vite dans son esprit, elle les remercie encore d’être présents, elle ne sait plus quoi dire. Les quatre hommes la regardent. Il est temps de descendre le cercueil. Ils s’approchent et saisissent les poignées. Les cordes tenues à bout de bras retiennent la caisse en bois qui s’engouffre peu à peu dans la terre. Les hommes posent délicatement le cercueil sur les tréteaux d’acier et récupèrent les cordes. Elle a acheté des fleurs, elle en jette une à l’intérieur du trou et ferme les yeux quelques secondes. Elle se recule, s’éloigne et laisse les gens en faire autant. Elle recueille les condoléances. Marc l’embrasse sur la joue. Les patrons lui serrent la main. De lourds nuages obscurcissent de nouveau les silhouettes. Elle pense à son père, à son corps sans vie au milieu de cette boîte, au milieu de ce trou que d’autres hommes, une fois qu’ils seront partis, recouvriront d’une dalle en marbre. Elle n’a pas bien regardé, elle n’a pas voulu voir sans doute ce qu’il y avait à côté du cercueil de son père. Celui de sa mère était-il en dessous, à droite ou à gauche ? Elle ne le sait pas, elle ne sait pas comment le temps agit sur le bois et sur les corps. Sa mère reste un mystère même dans sa tombe, les gens s’en vont, elle reste seule et entend les voix des fossoyeurs. La voiture repart. Elle rentre à pied, il n’y a que cela à faire.

Le train qu’un passant lui désigne du doigt s’arrête un peu plus loin et le panneau orné d’un éclair perforant une poitrine lui suggère d’emprunter le passage souterrain. Mais elle traverse les voies sous le regard du chef de gare. Le bitume décline légèrement et disparaît sous une nappe de cailloux broyés qui tapissent les voies autour des barres métalliques. Séparées de la voie ferrée par un grillage et par des lauriers, des maisons longent la gare. Elle avance. Au fond d’un jardin étroit qu’une cabane encombrée d’outils de jardinage et de sacs de terre rapetisse, un chien couché près d’une vieille bicyclette observe sa silhouette qui progresse au milieu des rails et aboie dans la direction opposée. Une autre locomotive annonce son approche par deux sifflements tandis que des mots indistincts crépitent dans le haut-parleur. Elle rejoint le quai et, d’une anormale enjambée, monte dans le train qui démarre aussitôt et l’emporte dans son mouvement.

Les paysages sur lesquels elle s’attarde, ceux qui décalquent la vaste plaine grise qui s’étend et prédispose à la rêverie, semblent aspirés pour laisser place à d’autres, presque identiques. Ce qu’elle voit, elle l’écoute aussi. Les motifs, ici les poteaux télégraphiques, les toits, les nuages et les bosquets, autant de détails jetés à vive allure contre les parois de l’habitacle, s’agrègent en une musique tour à tour alerte ou paisible. Elle est assise, seule, dans le sens de la marche. Elle a laissé Marc et les patrons. Elle leur a dit qu’elle s’en allait, qu’elle quittait le travail, que c’était fini, qu’elle n’en pouvait plus. Les patrons ne l’ont pas suppliée de rester. Marc, lui, n’a rien pu faire. Le notaire a validé tous les papiers et, sa commission prise, a indiqué à Louise le montant qui lui revenait. Elle a mis une somme de côté et une partie lui sert pour venir à la capitale. Rejoindre qui, quoi ? Elle ne sait pas. Revoir ces personnes, ces gens du cinéma, revoir celui qu’elle a aimé une nuit, peut-être. Ses yeux ont ébloui un metteur en scène, ils peuvent en intéresser d’autres, pourquoi pas ? Elle ne sait pas comment s’y prendre, elle y va, tout simplement. La carte du directeur de production lui a fourni une adresse, elle a réservé une chambre dans un hôtel. Une valise et un sac, elle n’a que ça, et ses yeux, brillants comme des prunes au soleil.

Le métro vole au cœur de la cité aux fenêtres régulières, et la portion d’espace et de temps entre deux stations crée une hallucination visuelle. Les immeubles sont animés par un puissant mouvement, on pourrait croire qu’ils glissent eux aussi sur des rails, jaillissent comme des automates géants, en guirlandes de béton, et derrière les vitres, chaque tour entre en collision avec la précédente, et la suivante attend d’être fracassée par l’effet de la perspective. Elle se concentre sur l’effet une quinzaine de secondes. La moiteur du compartiment charrie les odeurs des voyageurs, des aisselles aux résidus organiques des semelles. Et lorsque le dernier bâtiment recouvre tous les autres, anéantis, dissimulés sous un mille-feuille de béton, puis que lui-même disparaît sous les panneaux publicitaires, elle reprend ses esprits. Le train branle sans fluidité jusqu’à la station. Les femmes, les hommes, les enfants se lèvent, laissant claquer les strapontins. C’est la première fois qu’elle prend le métro. Hors de la rame, un ascenseur en panne repose au premier. Les voyageurs se bousculent, se disputent une marche, une rampe. Le soleil pousse les moins pressés vers la sortie. Des néons excitent les autres vers les correspondances. Elle les accompagne, le chemisier trempé, glacée par un vent venu des couloirs, les yeux remplis d’une vision de chaos urbanisé, jusqu’aux escaliers mécaniques, jusqu’à la sortie, jusqu’au pied de l’immeuble.