C’est ici, c’est l’adresse de la production. Elle sonne, on lui ouvre, c’est au deuxième. Elle a eu le temps de déposer sa valise à l’hôtel juste à côté, elle s’est recoiffée dans le miroir, a posé du rouge sur ses lèvres et du parfum dans son cou. On lui ouvre. Bonjour, je m’appelle Louise, je travaillais à l’hôtel où vous deviez faire un film, je pensais peut-être que j’aurais pu passer d’autres castings, je devais jouer le rôle principal, j’ai apporté quelques photos et voici mon CV, je n’ai jamais joué mais le réalisateur souhaitait que je tourne avec lui, je me disais que peut-être il y aurait quelque chose pour moi, je suis prête à travailler dur, ma mère était modèle, regardez c’est elle ici. Elle sort les photos de son sac. Écoutez, mademoiselle, ce n’est pas nous directement qui nous occupons des castings, voici une adresse, vous pourrez vous renseigner pour faire de la figuration. Je connais aussi cet acteur et ce réalisateur, vous savez où je peux les joindre ? La secrétaire regarde les noms. Oui, ils travaillent parfois avec nous, je ne peux pas vous donner leurs adresses personnelles mais je laisse un message si vous voulez. Je ne sais pas, je repasserai, non, plutôt, voici mon téléphone, dites-leur que je suis la jeune fille de l’hôtel, ils sauront, merci.
Elle sort de l’immeuble. Les voitures klaxonnent. Le rythme soutenu du trafic lui tourne la tête. Elle allume une cigarette et rejoint son hôtel. Sur le boulevard, un homme vêtu d’un large tricot marche et ses chaussures, déchirées comme si l’assaut d’un chien brutal l’avait surpris au milieu de la nuit, peinent à couvrir ses pieds qui raclent le sol plus qu’ils ne se soulèvent. Il est difficile d’apercevoir les traits de son visage tant sa barbe et ses cheveux s’entremêlent et sculptent un fatras de tiges drues et sombres. Il avance lentement, il ne mendie pas, c’est une forme, une ombre qu’elle suit des yeux de l’autre côté de la rue, un bloc mouvant dont l’apparence rappelle de loin celle des hommes. Arrivé au carrefour, il s’arrête au passage piéton. Elle l’a cru un instant insensible aux chocs, comme un galet sans attache qu’aucun heurt n’altère. Il attend le feu rouge pour les véhicules. Elle aussi. L’homme est à quelques mètres, elle s’approche de lui, il fige sa masse imposante. Elle lui tend une pièce et s’enfuit.
La ville s’étend sur des kilomètres. Elle se perd, prend le bus, le métro. Les rues et les carrefours se mélangent. Elle découvre la ville comme on tourne les pages d’un dictionnaire, elle papillonne, elle s’arrête au hasard, revient en arrière, elle met fin à son trajet soudainement et se retrouve dans un endroit inconnu, elle se laisse porter, son plan à la main. Parfois elle ne le consulte plus et ne cherche pas à savoir où elle se trouve. Elle avance au hasard, cela la mène forcément quelque part, elle n’a que ça à faire ici, se promener, déambuler en attendant qu’un rendez-vous se confirme. Les noms des rues se succèdent, s’accumulent. Elle pense à la ligne de bus qu’elle prenait jusqu’à la colline des mimosas. Ici elles sont nombreuses, elle se fie aux noms des terminus. Si la sonorité lui plaît alors elle grimpe, sinon elle regarde le bus s’éloigner et marche pour en trouver un autre. Elle s’arrête devant des magasins, des squares, des cimetières, et repense à son père. Elle s’éloigne et veut avoir d’autres images en tête. Elle se retrouve au pied des grands monuments qu’elle admire malgré elle. Tout lui semble étranger et curieusement familier. Rien ne l’étonne, elle se laisse porter, elle n’envie rien, tout cela passe sous ses yeux comme un défilé de fête nationale, à la fois extraordinaire et banal. On regarde les drapeaux et les chars, les hommes et les couleurs, et on se dit que rien ne nous étonne. Elle s’en veut presque de ne pas être surprise par la grande ville, elle n’attendait rien et rien ne l’interpelle vraiment. Elle s’arrête pour acheter à manger, elle s’assoit sur des bancs et donne des miettes à des pigeons, elle reprend son chemin. Elle se dit que sa mère devait connaître toutes les capitales du monde, leurs merveilles, leurs secrets. En était-elle blasée ? Cette nonchalance qui l’anime vient peut-être d’elle, elle ne semble pas dépaysée, elle s’ennuie même. Sa mère s’ennuyait-elle ? Se languissait-elle de son père lorsqu’elle travaillait ? Il semble que oui, pourtant elle continuait à parcourir le monde comme elle-même parcourt désormais la ville, insatiablement et avec tristesse. Les personnes qu’elle croise lui paraissent étrangères et familières tout autant que les bâtiments. Elle remarque les beaux jeunes hommes, les belles jeunes filles, le soin apporté à leur habillement, les pantalons serrés, les chaussures vernies, les chemises et les vestes se mariant à merveille. Elle contemple les couples à la terrasse des cafés, les baisers, furtifs ou langoureux. Dans les parcs, elle observe les enfants qui jouent sous l’œil distrait des nounous, se courent après, se battent, dévalent des toboggans, grimpent sur des cordes si hautes que l’on a peur pour eux, et les autres, les plus petits qui creusent des trous dans les bacs à sable et s’en jettent de pleines poignées au visage. Elle regarde le monde s’activer sous ses yeux qu’elle sait immenses mais que personne ne remarque. Elle s’assoit elle aussi parfois à la terrasse d’un bistrot et reste là une heure à scruter les allées et venues des uns et des autres. Au début, elle n’osait pas. C’est elle que l’on regardait passer depuis les terrasses, mais un jour elle s’est décidée et s’est assise, a commandé un café pour faire comme tout le monde, elle l’a bu trop vite et s’est brûlé le bout de la langue. Elle a remis un peu de sucre et l’a mélangé à l’aide de la cuillère. Elle aime examiner les silhouettes, leurs spécificités. L’un a le dos voûté, l’autre boite légèrement, celui-là marche vite, celle-ci a son bas filé. Elle les observe avec distance et gravité. Qu’ont-ils de plus ou de moins qu’elle ? Elle ne les connaît pas, elle ne les connaîtra jamais, ils sont trop nombreux, elle ne peut pas arrêter chaque personne et lui demander quels sont ses rêves, ses doutes, ses mensonges, ses tromperies. Elle paye l’addition et se lève.
Un bus peu rempli s’arrête à quelques mètres d’elle. Le chauffeur actionne l’ouverture d’une des portes. Cet appel, comme un clignement d’œil, l’invite à rejoindre l’immense caisson roulant. Ses mains agrippent les barres métalliques sous le cahot du véhicule, elle valide son ticket. Deux femmes se retournent. La montée d’autres personnes détourne leur attention. Elle s’installe, au fond, dans la moiteur d’une odeur de diesel, entre l’emballage plastique d’un chocolat et les pages arrachées d’un journal. Un couple s’assoit en face d’elle. Sous les ponts qui soutiennent le passage quotidien des trains, quelque chose d’effrayant transpire des murs. Des néons bleus habillent la pénombre d’un voile de gaze outremer, venu d’une mer lointaine, obscure et discrète qui pare les briquettes cuivrées de reflets grenat. La route bossuée lui envoie des vibrations qu’elle n’anticipe pas. Les secousses attisent sa nervosité. Les deux amants s’embrassent en parfaite harmonie avec les aléas de la chaussée. Elle ne peut s’empêcher de les regarder, elle les admire, autant elle que lui, elle les trouve beaux et aimerait elle aussi être vue ainsi dans les bras d’un homme. Ils la surprennent, elle détourne le regard. Le bus freine violemment et le chauffeur agite les mains hors de son habitacle en direction d’un automobiliste. Elle ferme les yeux et perçoit le grondement du moteur qui repart sur un tronçon de route plus fluide, accueillant le bus comme une valise sur un tapis roulant d’aéroport. Elle se laisse surprendre par une douceur retrouvée. Cela lui rappelle une berceuse, la caresse d’une main sur la nuque, le frôlement d’un tissu aux arômes de salive, la mélodie claire d’une boîte à musique, le bruissement du papier aluminium emballant les restes d’un fruit. Elle s’assoupit. Les paroles, les crissements de freins se dissipent dans le courant continu d’une corne de brume urbaine, rengaine des voitures et des autobus, des piétons et des vélos, des taxis et des ambulances qui, lui prodiguant une fatigue instantanée et subite, la somme de lâcher prise afin que les images de la ville s’infiltrent dans ses rêves et dans ses veines. La jeune fille la bouscule en cherchant à s’appuyer sur le dossier de la banquette. Il s’est levé lui aussi pour l’embrasser. Son torse laisse deviner, sous les bâillements de sa chemise, le fouet régulier d’une chaînette en métal. Ils échangent quelques mots, elle descend, il lui sourit en tordant son buste vers le couloir puis, à travers la vitre, elle pose une main à plat sur la paroi qu’il vient doubler de l’autre côté avec la sienne, doigts puissants qui, surlignant les contours menus de la main extérieure, semblent l’envelopper d’un halo cuivré. Le bus redémarre. Les traits du jeune homme, à peine la jeune fille disparue, ont revêtu les codes austères du masque anonyme des habitants des grandes villes. Cette personne, désormais, ne lui est plus inconnue. Elle connaît une partie infime de son existence. Elle peut dessiner le visage de son amoureuse et, surtout, le visage de celui qui jouit à la vue de celle-ci. Il ne lui est plus étranger et si, au même endroit, sans la jeune fille, elle avait croisé sa silhouette, ses sourcils droits, ses ridules autour des lèvres, son regard difficile, il ne lui aurait pas fait entrevoir la beauté qui en émanait. Son genou percute le sien quand il se lève. Mais ce n’est qu’en l’apercevant sur le trottoir qu’elle s’est levée. Elle a tout juste le temps de retenir les portes pour se retrouver dehors.