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Cet homme ne peut l’inclure dans sa vie. Il appartient à une autre, mais elle a vu dans ses yeux ce que le désir a su y loger et, avivée d’une émotion fragile, elle veut savoir où il se dirige et qui, ou quoi, il va voir à présent. En descendant du bus, elle distingue la guérite de verre et d’acier qu’une affiche illumine en plein jour, les passagers, billet en main, qui se succèdent pour monter, l’asphalte et le goudron dont les déclinaisons molles invitent à relever le pied pour ne pas s’enfoncer dans les nappes noires qui fondent au soleil. Il la distance de quelques mètres. Elle avance dans l’échauffement d’une poursuite improvisée. Ses enjambées se font cadencées, hypnotiques et, pour continuer sur cette mesure, elle doit négliger plusieurs feux et priorités. Un camion aux proportions colossales interpose sa masse d’éléphant. Le bref mouvement de recul opéré par son corps la rappelle à la sauvagerie de la ville. Un carrefour les sépare. Elle décide de s’accrocher à l’unique silhouette qui ne lui est pas étrangère comme un fanion à ne pas quitter des yeux. Les devantures paraissent identiques à celles vues la veille. Elle est l’écume à la poupe d’une frégate. Plus elle le suit, plus la laisse invisible qui les unit s’enroule aux poteaux, aux réverbères, aux boîtes aux lettres. La distance qui les sépare augmente de trottoir en trottoir et, comme harassée par une course dont l’endurance la jette à terre, elle laisse le jeune homme décoller littéralement du sol sur un escalator aux portes d’un grand magasin. Elle reste figée au pied de l’immeuble face à d’immenses miroirs. Son reflet lui renvoie l’image d’une jeune fille égarée qui a suivi un inconnu. Elle rentre tard, exténuée, les pieds gonflés, les jambes lourdes, le chemisier humide, et s’endort vite.

Elle a obtenu un rendez-vous et deux jours de figuration. Deux semaines qu’elle attend cela, la chambre lui coûte beaucoup d’argent. Elle est en retard, c’est à l’autre bout de la ville.

Dans la cour d’un hôtel particulier, on lui dit de s’installer près du porche. Elle est avec d’autres figurants, elle n’ose pas dire bonjour, elle ne connaît personne. Durant ces deux semaines, elle a erré dans la ville, elle s’est perdue, elle a vu des monuments, des églises, des stations de métro, des places, des jardins, elle s’est sentie un peu prise au piège, elle attend ici comme elle a attendu chaque jour, un peu lasse, un peu absente. Un assistant vient dire aux figurants comment va se dérouler la scène. Il suffit de rester à sa place et faire semblant de discuter. Elle ne sait pas avec qui. Une jeune fille s’approche. Tu veux qu’on se mette ensemble ? Oui, avec plaisir. Elles s’installent. Elle observe le ballet des techniciens qui disposent les projecteurs, la caméra, les câbles. Elle voit arriver un acteur et une actrice qu’une maquilleuse suit de près. L’assistant demande le silence pour une répétition. Elle bafouille quelque chose. Non, il faut faire semblant, sinon ça va s’entendre, lui dit la jeune fille, tout le monde est dans le cadre. Le réalisateur, un homme d’une cinquantaine d’années qui porte un chapeau, est assis derrière un écran. On demande le silence. Elle a peur, elle ne sait pas quoi faire, la scène se déroule sans qu’elle s’en aperçoive, elle bouge les lèvres et ose à peine regarder la jeune fille. Coupez, on la refait. Ça va aller, tu vas voir, on va faire ça toute la journée, c’est tranquille. Elles sont loin de la caméra. Elle n’entend pas ce que les acteurs se disent. Elle écoute son cœur battre, elle joue dans un film, ça y est, elle est dedans. Elle lève les yeux et se tourne vers la caméra et son objectif au loin, elle ne peut s’empêcher de la fixer. Retourne-toi, murmure la jeune fille. Coupez. Le réalisateur parle à son assistant qui vient vers elle. Mademoiselle, il ne faut pas que vous regardiez la caméra, faites attention. Pardon, je suis désolée. On reprend, silence. Les plans s’enchaînent. La caméra change de place, cela prend du temps de bouger les projecteurs, de tirer les câbles, de prendre des mesures. Elle se dit que c’est très long pour quelques minutes de film. La matinée se passe. Elle boit du café, mange un sandwich. Ils font d’autres plans. Souvent elle n’y est pas, alors elle attend, encore, assise sur des marches. Le tournage s’arrête vers la fin de l’après-midi. Voilà, c’est fini, lui dit la jeune fille. C’est ta première fois, c’est ça ? Oui, j’ai été mauvaise. Ne t’inquiète pas, on nous verra à peine, on sera floues au fond, si on n’est pas coupées au montage, dit-elle en souriant. Tu reviens demain ? C’est ce que l’on m’a dit. Alors on se reverra, à bientôt. La jeune fille s’en va. Elle reste un moment au milieu des projecteurs et des câbles. Elle regarde son téléphone, pas de message. Elle rentre à l’hôtel, sa chambre est propre, elle pense à la personne qui a refait son lit.

Après le deuxième jour de tournage, la jeune fille l’invite chez elle. C’est à deux stations, viens prendre un verre. Si tu as du temps, on pourra discuter. Elles s’arrêtent devant un vieil immeuble et gravissent les six étages à pied, essoufflées. Elle découvre l’appartement. Une pièce, un coin cuisine et une salle de bains, les toilettes sur le palier. Je sais mais je n’ai pas le choix. Elle s’assoit sur le canapé. Ça, c’est mon lit, et juste là un petit bureau, ce n’est pas grand-chose mais j’aime bien. Quand je suis arrivée ici il y a deux ans, j’étais comme toi. On peut fumer ? Oui, bien sûr. Elle allume une cigarette et la jeune fille lui sert un verre de vin. La figuration, ça me paye une partie du loyer, parfois je passe des castings plus importants mais j’ai mes cours à la fac, ce n’est pas facile. Et toi ? Je travaillais dans un hôtel. Tu faisais quoi ? Elle n’ose pas répondre, elle la ressert de vin. En fait, j’étais femme de chambre, et serveuse, enfin un peu tout. J’en ai eu marre, il s’est passé quelque chose et depuis ce n’est plus comme avant dans ma tête, je ne sais pas quoi faire, pourtant je me retrouve ici, à participer à un film, mais ce n’est pas pour moi, tu as vu, le réalisateur ne voulait plus me voir dans les plans, je devais être tellement mauvaise. Non, ça arrive, il pense à la couleur de ton pull ou celle de tes cheveux, ils travaillent l’image, ne t’en fais pas, tu peux faire beaucoup de figuration si tu te débrouilles bien. Peut-être. Et toi, tu fais quoi comme études ? De l’anglais. Je rêve de retourner à Londres pour trouver un boulot là-bas. Elle pose son verre. Et faire des films ? Non, il faut un très bon accent. La figuration, c’est pour l’argent, j’aimerais plutôt être traductrice, ou bosser dans une agence de publicité. Dès que j’ai mon diplôme et assez d’argent, je pars. Et tes parents ? Ils sont d’accord, et je ne leur demande pas leur avis non plus, dit-elle en riant.

Il y a des photos au mur, des cartes postales, des billets de concerts, des articles de journaux. Louise se sent bien ici. Elle prend son sac à main et sort une photo. Tu connais cet acteur ? Oui, il a déjà pas mal tourné et puis il est plutôt mignon, pourquoi ? J’ai couché avec lui. Quoi ? J’ai eu une aventure avec lui. Et comment ça s’est passé, enfin, tu l’as rencontré comment ? C’est compliqué, il devait tourner un film pas loin d’où je travaillais, ça s’est fait, c’est comme ça, depuis j’ai quitté mon copain, je ne sais pas pourquoi j’ai fait ça. Et alors tu es venue pour le retrouver ? Non, je ne crois pas, je n’en suis pas sûre, je ne sais pas si j’ai envie de le revoir. Elle regarde l’appartement, la fenêtre mansardée, elle remet la photo dans son sac. La jeune fille se lève et glisse un plat dans le micro-ondes. Et toi tes parents ? Ils sont morts tous les deux. Je suis désolée. Non, c’est bon, ça aussi, c’est comme ça. La jeune fille sort des assiettes. Tiens, attention c’est chaud. Elles mangent en buvant du vin, elles parlent du film et des techniciens. Il y en a un qui n’arrêtait pas de venir me voir, il était plutôt pas mal, je lui ai laissé mon numéro. Elle éclate de rire, Louise rit aussi, elle se sent bien. Il m’a dit qu’il y aurait une fête de fin de tournage, on pourrait y aller ensemble. Avec plaisir. Elles finissent leurs assiettes et la bouteille de vin. Il est tard, je vais rater le dernier métro. Tu veux que je te raccompagne ? Non ça va aller, je vais me dépêcher. Je t’appelle pour la soirée. Elles s’embrassent. Rentre bien.