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Elle descend les six étages et se retrouve sur le boulevard. La nuit s’accroche en haut des immeubles, elle frissonne. Elle valide son ticket. Le wagon vole et la ville, château de cartes, dominos de sucre, vient à elle comme les lueurs des étoiles sur la peau de l’oiseau qui sommeille. Le train, avec ses tonnes d’acier, ses kilomètres de câbles, emporte les voyageurs qui connaissent eux la prochaine station. Un jeune homme s’attarde sur ses yeux, puis sur ses jambes. Elle ne le regarde pas une deuxième fois, elle a peur qu’il l’aborde. Le wagon décolle à nouveau. Elle s’en va et fait le chemin qu’il lui reste à pied sous la structure métallique qui, au milieu de l’avenue, rompt en son centre la nuée de voitures klaxonnant. Elle contemple au-dessus d’elle le passage du serpent vert qui ira dans un sens se fracasser dans les entrailles de la ville et dans l’autre ourler le ciel de frisottis caoutchoutés.

Les gens se parlent, fument, boivent, certains dansent et semblent laisser de côté leurs inhibitions. La fête se passe dans un immense atelier blanc. La jeune fille est assise et discute avec le technicien. La musique est forte. Il y a beaucoup de monde. Un jeune homme puis un autre ont abordé Louise. Elle a discuté de tout et de rien en fumant des cigarettes. Elle boit de l’alcool et mange des biscuits apéritifs, et puis des macarons. On ne sait pas tout de suite si la lumière provient d’une source naturelle ou d’une accumulation équilibrée de néons disposés dans l’axe des poutres. La verrière est une voûte par laquelle les teintes se déclinent en une harmonie infinie. Elle se retrouve au centre de cet atelier. Un homme vient à sa rencontre et la retient par le bras. Elle renverse du vin sur son chemisier. Il lui donne un mouchoir brodé nuancé de bleus et de verts chauds et l’entraîne dans un coin, vers l’angle d’un meuble isolé sur lequel sont disposés des assiettes et des verres. Elle se laisse faire. Venez, vous faisiez quoi sur le film ? Pas grand-chose, de la figuration. Ce n’est pas rien, il en faut sinon les films ne se feraient pas. Elle le trouve beau et rassurant, il semble savoir ce qu’il veut. Il a une barbe soigneusement taillée, les cheveux mi-longs, une veste claire. Il s’avance vers elle en lui tendant les mains. Ne soyez pas timide. Elle le regarde avec attention. Il est plus âgé. Il vit et travaille ici. Le monde qu’elle découvre lui ressemble. Vous savez, les figurants sont l’âme d’un film, le décor sans lequel les acteurs ne peuvent pas briller. Ses mains effleurent ses cheveux, il la frôle presque.

Soudain, surgissant d’une ouverture que la blancheur dissimule, une femme s’approche d’eux et le sourire qui l’accompagne pare son visage d’une bienveillance amicale. Elle les dévisage, les coudes posés sur le bar de l’immense atelier. Elle semble ivre et jette un coup d’œil pour vérifier qu’elle a toute leur attention. Elle se met à parler, emphatique et solitaire. Si certains ont connu l’éclairage vif des projecteurs, dit-elle en lançant un regard sur l’assistance, je me suis lassée de ces tapages factices qui brodent des châles avec lesquels on ne se réchauffe pas. Elle étire les bras et penche la tête d’un côté puis de l’autre en esquissant de temps en temps un sourire. Ma vie a les allures d’un théâtre dont les fils, qui autrefois s’attisaient sur scène, se sont tus, ceux qui m’entouraient, ceux qui cherchent encore des récompenses pour l’unique fortune que le hasard leur a donnée, un beau visage qui illumine l’écran, une plastique facile, dans l’aisance ou le malaise d’une révélation, galopent au milieu d’une meute que j’observe amusée, je n’ai pas demandé à ce que la glaise se transforme en muse, les doigts qui m’ont effleurée, modelée, malmenée ont cru se réjouir d’une sphère qu’ils pensaient polie mais ils n’ont pas eu accès à la matière intacte, les hommes, un par un, deux par deux ou par mille usant de mon image, faisant fructifier auprès de leurs semblables ce que finalement je ne voulais bien que leur céder, se répétaient, se succédaient alternativement, de face et de dos, dans le décor sombre ou lumineux d’une scène à jamais rejouée mais que pourtant, à mes yeux, je n’ai jamais vraiment désirée. Ce ton théâtral accentue l’état d’ivresse dans lequel elle se trouve. Les sourcils dressés, puis froncés sous l’agitation de son discours, l’homme s’approche et lui demande de partir. Excusez-la, elle ne sait plus ce qu’elle dit. Ce n’est pas grave. Vous voulez fumer une cigarette avec moi dehors ? Oui, avec plaisir. Ils s’éloignent et sortent de l’atelier pour se retrouver dans une cour intérieure. C’était qui ? Une actrice, elle ne tourne plus depuis quelque temps, c’est la rancune qui la pousse à se comporter comme cela, le cinéma est déroutant pour ceux qui s’y perdent. Et vous, que faites-vous ? demande-t-elle. Moi, je suis chef-opérateur, je fabrique l’image. Si le réalisateur désire un effet, un cadre, un mouvement de caméra, je suis là pour ça. Il doit avoir quarante ans. Il s’approche d’elle et la prend par l’épaule. Je peux vous embrasser ? Elle se laisse faire. Les poils de sa barbe frottent sa joue. Il sent l’alcool et la fumée. Il la serre un peu plus dans ses bras. Elle a trop bu elle aussi, elle s’en rend compte. Elle se libère et le repousse légèrement. Je ne vous connais pas. Moi non plus, dit-il, ce n’est pas grave, venez, on peut aller chez moi. Non, je ne crois pas. Je pourrai vous présenter le réalisateur si vous voulez. Avec vos yeux, je suis sûr qu’il vous trouvera un rôle dans son prochain film. Elle se dirige vers l’atelier. Attendez, on ne va pas en rester là. Elle ne l’écoute plus. La musique paraît encore plus forte. Elle cherche son amie des yeux, elle l’aperçoit dans les bras du technicien. Ils s’embrassent. Elle a envie de partir. Son amie la voit et se lève. Tu t’amuses bien ? Oui, ne t’inquiète pas pour moi. Elle revient sur ses pas et se retrouve nez à nez avec le chef-opérateur. Restez un peu, s’il vous plaît. Non je ne peux pas, je suis désolée, il faut que j’y aille. Elle le contourne et se dirige jusqu’à la porte de l’immeuble. Dans la fraîcheur de la nuit, elle ne sait plus de quel côté se trouve la station de métro. Elle marche dans une direction puis une autre, elle hèle un taxi, lui donne l’adresse et se retrouve plus tard au pied de son hôtel. Elle récupère sa clé, monte les étages, ouvre la porte et s’allonge en pleurant sur le lit.

Les journées passent. Elle n’a pas d’autres contrats de figuration. Elle reste dans sa chambre à l’hôtel, elle ne sait pas quoi faire, elle se nourrit mal, elle sort seule, elle aurait bien voulu revoir la jeune fille mais elle n’ose pas lui téléphoner. Les rues et les immeubles défilent encore, à pied, en bus, en métro. Elle ne fume plus dans la rue car on lui demande toujours des cigarettes. Elle s’isole dans des parcs à l’heure où les enfants les désertent. Elle attend, pas de figuration, pas de message. Elle veut repartir, elle hésite, cela ne rime à rien. Les nuages ressemblent à ceux qui se déployaient au-dessus de la zone commerciale. Elle n’a que ça. La vision de boules de coton blanc dans le ciel bleu. Ça et le passage des avions qui forme de longues cicatrices. Ça et les pigeons qui s’envolent quand les enfants leur donnent des coups de pied à la sortie de l’école. Elle s’en va alors et poursuit son chemin. Elle marche les yeux baissés. Les immeubles, les monuments ne l’intéressent plus. Elle se dit qu’elle s’est trompée, qu’il n’y a rien à faire pour elle ici, qu’elle va repartir. Il suffit de prendre un billet de retour, il lui suffit d’aller à la gare avec sa valise, ce n’est pas loin, c’est à dix stations de son hôtel.

Allô, vous m’avez laissé un message à la production, que faites-vous ici ? Nous pouvons nous voir si vous le souhaitez, passez demain après-midi. Le vieil homme lui donne rendez-vous. Elle avale un sandwich, prend le métro et sort dans un quartier inconnu, encore un. Elle compose le code à l’entrée de l’immeuble et gravit les trois étages. Elle sonne. Entrez, c’est ouvert. Effleurant le plafond de la pièce principale, de grandes étagères saturées de livres accueillent le regard qui papillonne sans attaches précises. Au sol, de vieux tapis aux parallèles confuses, aux losanges de biais, aux arabesques en puzzle offrent aux meubles des radeaux griffonnés de sillons indistincts. Au centre, éclairées par trois grands abat-jour jaunes, escortant un fauteuil de type anglais, deux chaises aux lignes pures sont les seules concessions à une modernité amoindrie dans ce lieu irréel. Sur une table massive couverte de feuillets manuscrits, une statuette sans tête est juchée sur la corolle de métal doré d’une lampe finement ciselée. Autour, dans des pots en porcelaine, un couteau, une gomme bleue, des trombones en forme de papillon, un vieux timbre, de la colle sèche dans un tube sans étiquette, un coupe-papier, du correcteur blanc, des dépôts de poussière et de gras dégagent une odeur de moisi. Elle s’avance. De nombreux dessins, figés dans des cadres endommagés, modestes ou anciennement dorés, occupent les espaces libres du salon. Paysages de lavis, arbres esquissés, montagnes rouge et blanche sur des fonds bleutés, chiens de chasse au pastel, chevaux de fusain, portraits et dos de femmes à l’encre. Au-dessus d’une cheminée condamnée par un mur de briques, elle aperçoit son visage dans un miroir. Dehors le jour explose, c’est le début d’après-midi où l’intellect hiberne, où le cerveau alourdi par le déjeuner divague et hésite entre l’appauvrissement des sens et l’ambition de conquêtes artistiques. Elle voudrait, d’un geste ordinaire, comme à l’hôtel, ouvrir les rideaux de tulle, que la lumière unie et vive vienne frapper le salon, que frontalement les ondes apposent un calque chaleureux, une empreinte généreuse, une pulsion vivante sur les objets de la pièce. Il lui semble n’avoir jamais vu le vieil homme comme cela. Son visage, paré de reflets orangés que l’on retrouve sur les mannequins de cire et sur les peaux claires trop hâlées de soleil, porte les traces de l’absence, davantage que celles de la fatigue. Elle s’assoit à ses côtés. Elle contemple les étagères, les livres, les dessins, les photos de tournages.