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Je suis content de vous revoir, vous savez, j’ai beaucoup pensé à vous, et si vous pouvez avoir une consolation, c’est que le film ne se fera jamais, vous n’avez rien à regretter, personne ne vous prendra le rôle que vous auriez dû tenir, mon intuition était bonne, vous êtes faite pour ce métier, j’en suis persuadé. Elle ne répond rien. Vous êtes venue ici pour tourner alors ? C’est bien, j’espère que d’autres verront ce que j’ai vu, vous avez le plus beau regard que j’ai croisé depuis longtemps. Elle l’interrompt. Je ne pense pas que tout cela soit pour moi, vous m’avez fait croire que je pouvais y arriver mais c’est faux, je ne sais pas jouer la comédie et cet univers ne m’attire pas, je ne sais pas ce que je suis venue chercher ici, peut-être la certitude que ce n’est pas ma place. Tout le monde a sa place ici, je vous l’assure. Non, je ne crois pas, vous m’avez donné l’illusion que j’étais celle que vous vouliez mais peut-être désiriez-vous quelqu’un d’autre. Ce regard, ces yeux, ne vous rappellent-ils rien ? Comment cela ? Il se retourne pour mieux l’observer. Oui mes yeux, ce ne sont pas les miens, ce sont ceux de ma mère, c’est tout ce qu’elle m’a laissé, je n’ai que ça, son regard. Elle sort les photos de son sac. Vous la reconnaissez ? Elle lui tend la publicité. C’est ma mère, vous avez sûrement dû la voir dans des magazines quand vous étiez plus jeune. Il met ses lunettes et regarde de près la feuille froissée. Non, je ne vois pas qui c’est. Je ne pense pas que vous la connaissiez personnellement mais je suis sûre qu’elle vous a marqué, comme des milliers d’autres personnes. Je suis persuadée qu’elle a laissé une empreinte dans votre mémoire et, même si vous l’avez oubliée depuis, vous avez retrouvé dans mes yeux ce regard qui vous fascinait tant, c’est pour cela que vous avez voulu de moi pour le rôle, vous ne savez rien de moi, j’ai juste éclairé une part d’ombre de votre esprit, c’est le spectre de ma mère qui hante ma silhouette, je ne l’ai jamais connue mais elle semble vivre en moi désormais comme un flambeau vacillant. Le vieil homme ne dit rien. Il reste immobile, la photo entre les mains. Je suis heureuse d’avoir compris cela, ma place n’est pas ici, je le comprends maintenant. Mais vous m’êtes apparue comme une madone, j’ai vu en vous le plus beau des dessins, la plus belle des peintures, vous auriez été merveilleuse à l’écran. Elle lui reprend la publicité des mains. C’est fini, je vais rentrer, désormais je saurai à quoi ressemblent les rêves des autres. Elle voudrait rester, une part d’elle-même lui dit qu’elle pourrait le faire, mais elle semble se tromper. Ce métier n’est pas fait pour elle. Elle repense à l’ambiance du tournage, elle voit les techniciens s’affairer sans cesse pour tout mettre en place, elle voit les yeux de la jeune fille qui la faisait rire et de cet homme barbu se poser sur elle, les uns bienveillants, les autres gourmands. Elle aurait pu continuer mais tout lui dit que sa place n’est pas ici. Elle aurait pu avoir ce talent que le vieil homme décelait en elle, pourquoi pas ? Il suffirait de travailler, de persévérer, alors peut-être quelque chose de puissant, à force d’acharnement, se libérerait, mais le veut-elle seulement ? Cette énergie, veut-elle la consacrer à cela ? Sans ce vieil homme, jamais elle n’y aurait songé. Elle le salue, elle voit qu’il est malade, que c’est la fin, qu’il ne tournera plus, qu’elle était pour lui une ultime envie, un dernier sursaut. Il est assis dans cette pièce surchargée de livres et d’objets, de dessins et de photos. Il va mourir là, lui qu’elle a vu un peu comme un père, un homme dont la mémoire et la vibration se sont éteintes aussi. Elle le salue et le regarde une dernière fois, de ses grands yeux délicats, qui se sont posés un matin sur lui, un matin où il manquait des croissants, où rien n’avait d’importance à part ces croissants qu’elle était allée réchauffer. Elle repense à cela, que sa vie a basculé quelques semaines, qu’elle a rencontré ceux que le désir, doux ou sauvage, anime. Elle s’approche et dépose un baiser sur la joue du vieil homme, qui ferme les yeux et lève le bras. Elle peut partir, elle peut s’en aller, revenir d’où elle vient mais, avec elle, les souvenirs d’un ailleurs qu’elle connaît à présent. Elle s’éloigne de lui, ouvre la porte et la referme avec l’élégance qu’elle a toujours eue, elle descend les étages et la rue de nouveau la submerge de son flot agité.

Les paysages défilent sous ses yeux. Le train est silencieux. Il file vite. Les couleurs se superposent et forment un camaïeu étrange, entre le gris et le vert, que des pointes, des flèches ocre rouge, viennent lacérer. Elle se sent soulagée. Elle a eu ce qu’elle voulait. Connaître d’autres mondes, même partiellement, un ailleurs qui ne l’a pas comblée, autre chose dans lequel elle ne se retrouve pas. Elle repense à la jeune fille qui aurait pu être une amie, à ces inconnus qu’elle a rencontrés, à ceux qu’elle ne reverra jamais.

Avant son départ, le jeune acteur lui a laissé un message, il ne savait pas qu’elle était là, il voulait la revoir, ils se sont revus, dans un bar. Il n’avait plus la même prestance, le même éclat, et il ne sentait pas aussi bon. Elle voulait le revoir elle aussi pour savoir si ses yeux à lui reflétaient autre chose que du désir. L’endroit était bruyant. Il a posé sa main sur la sienne, a bafouillé, a assuré qu’il voulait continuer à être auprès d’elle, qu’elle lui manquait, qu’il n’avait jamais ressenti cela pour une autre, qu’il aimait sa beauté provinciale. Elle a retiré sa main et a allumé une cigarette, elle lui a dit que tout ça n’était pas fait pour elle. Dans le ça, elle l’incluait. Elle se sentait plus forte que lui, elle ne lui devait rien. Dans sa poche, elle avait déjà son billet de retour. Elle ne pensait plus à lui. Il existait si faiblement à présent, elle était déjà rentrée, elle voulait revoir celui qu’elle avait quitté.

Le bus la ramène chez elle. Elle a jeté ses affaires dans l’entrée et déposé les clés. Elle ouvre toutes les fenêtres et envoie un message à Marc. Peut-être lui répondra-t-il. Voudra-t-il la revoir ? Pour parler, de tout et de rien, de leur vie, des projets, pour s’aimer. Le soleil s’est dissimulé derrière la colline, et cette frontière, encore verte aux abords des terres que de grands arbres poinçonnent d’agrafes entre la plaine et l’horizon, l’atteint toujours au cœur. La vue, depuis la terrasse aux carreaux couleur brique, enchantait son père qui aimait y boire un verre. L’ombre des arbres recouvrait de taches mouvantes son visage selon l’avancée de la journée. Sur la partie sud, à l’endroit le plus chaud, la haie suivait d’un virage le mouvement du carrelage. Elle y installait l’été une baignoire d’enfant pour se rafraîchir et, allongée sur une serviette, elle appréciait la douceur d’une plage de grès glissante sous ses pieds humides.

Elle s’assoit et pense aux travaux à entreprendre, à la décoration, à tout ce qu’elle pourrait faire pour transformer la maison, créer une chambre d’hôtes. Elle n’a que ça. Marc pourrait l’aider et, avec l’argent qu’elle possède, ils auront le temps de voir venir, ils sauront ce qu’ils peuvent faire du vieux manoir qui longe la route des mimosas.

Également dans la collection Littérature

Clichy

Vincent Jolit

Aimée et Louis.

Lorsque le docteur Louis achève la rédaction de son premier roman, il demande à Aimée, la secrétaire du dispensaire de Clichy, de le dactylographier. Son titre : Voyage au bout de la nuit. De cette secrétaire et de son travail, nous savons infiniment peu de choses.

Alors Clichy invente. Il fait réapparaître la première lectrice effacée. Il nous raconte son enfance, ses désirs d’émancipation et la tâche gigantesque qu’elle a accepté d’accomplir. Il lui a fallu traduire, déchiffrer, comprendre, se battre contre ce texte, faire face au trouble qu’il lui inspirait. La jeune femme bien sous tous rapports, très année trente dirons-nous, passe par tous les degrés d’incompréhension et se sent surtout un peu salie d’avoir lu ce qu’elle a lu.