L’hôtel est silencieux. Le ciel a dégagé ses nuages bruns et déroule des fragments ensoleillés sur les toits de la zone commerciale au loin. Emportant avec eux la lourdeur de la journée, ces nuages se désagrègent, s’effilochent comme des vapeurs de gazoline sur une chaussée miroitante. Elle repense à ce que lui a dit le vieil homme. Ce matin, elle s’est regardée dans le miroir et elle a vu une petite fille de neuf ans que la timidité paralysait. À quoi bon souhaiter d’autres mondes ? Ce qu’elle voudrait, c’est un homme qui lui fasse de beaux enfants et, un jour, tenir ensemble un bel hôtel, distingué, rien de trop voyant, mais élégant, bien tenu, avec un bon accueil et un bon service et de belles attentions. Elle voudrait que cette vie se réalise avec Marc. Pourquoi pas ? Il a son travail au garage chez Henri, il n’y a pas de raison que ce dernier s’en sépare, c’est son meilleur mécano. Alors elle rêve à cette vie, pas ici, pas dans cet hôtel, il faudrait tout raser, non, reconstruire serait trop cher. Ce qu’elle voudrait, c’est retaper le petit manoir qui longe la route des mimosas, faire des chambres d’hôtes, oui c’est ça, ils vivraient là, près des clients. Elle voit un chien qui les accueillerait et surveillerait la propriété. Il y aurait des jeux pour les enfants, une balançoire, un toboggan et, à l’intérieur, trois ou quatre chambres, pas plus, avec chacune une idée différente de décoration, un style marin, puis dans une autre, une ambiance canadienne, ou rétro, et une salle de réception, à louer pour les mariages, c’est ça qu’elle voudrait. Si Marc travaille assez chez Henri, il pourra économiser et ils feront un prêt, on ne leur refusera pas, c’est ce qui manque à la région, l’initiative de jeunes comme eux. En attendant, il faut qu’elle continue à travailler et qu’elle ne dise rien, surtout pas un mot de travers avec les patrons. Elle n’est pas très bien payée, mais au moins ils la gardent et lui font faire des extras. Ce pourrait être une vie, mais le cinéma, elle ne sait pas.
Quand elle l’a appelé, Marc, pour le lui dire, il n’a pas compris. Il dit qu’elle est une fille normale, pas une actrice et c’est pour cela qu’il l’aime. Les patrons, eux, ont envisagé la publicité pour l’hôtel. Ils lui ont promis de lui garder sa place une fois le tournage terminé. Cela ne les a pas rendus plus aimables mais, lui, le patron aux yeux qui en disent trop, la regarde bizarrement. Il a voulu l’accompagner au sous-sol pour recharger les machines à laver, sa femme l’a sommé de rester à l’accueil.
L’équipe est dehors toute la journée. En partant, le jeune homme s’est penché vers elle, sa peau fraîchement rasée faisait ressortir l’éclat vert de son regard. Ce n’est pas souvent que je joue avec des non-professionnels mais je suis certain qu’on pourra faire de belles choses à l’écran toi et moi, lui a-t-il dit. Cela lui a paru incongru ce tutoiement soudain. Elle ne le connaît pas, elle n’a senti que son parfum et vu le col de sa chemise bien repassé. On pourra faire de belles choses. Il l’a dit d’une telle manière qu’il semblait penser à autre chose. Elle n’a jamais été actrice. Un réalisateur propose le premier rôle à une inconnue, l’acteur la tutoie en lui faisant des œillades, qu’a-t-elle de spécial ? Elle ne comprend pas, ou plutôt si, ou pas exactement, le vieil homme avait l’air si doux et si sincère que cela ne peut être que vrai, et réel, oui pourquoi pas, ce genre de choses arrivent, et là, par le plus grand des hasards, c’est tombé sur elle. Elle se dit qu’au fond, si on veut de moi dans ce film, c’est qu’il y a une raison, je dois avoir quelque chose que seuls des gens du métier peuvent déceler. Pourquoi ne pas y croire ? Ces rêves n’étaient pas les miens mais pourquoi pas, si on me les propose, qu’y a-t-il de mal à cela ? Croire à autre chose, à une vie meilleure, je pourrai toujours monter un hôtel avec l’argent que cela peut rapporter, ou continuer d’autres films, qui sait, je suis peut-être faite pour autre chose, je ne le savais pas, c’est tout. Il m’a regardée et a vu quelque chose de spécial. Ce vieil homme a vu quelque chose en moi, moi qui ne suis même pas bien habillée. Cela fait des mois que je ne me suis pas acheté de nouveaux vêtements. Je n’ai pas le temps de m’occuper de mes cheveux, mes mains sentent l’eau de Javel et mes ongles sont abîmés. Cette queue-de-cheval que je porte en permanence, il faut faire quelque chose, quelque chose pour changer. C’est sans doute cela, j’ai peur du changement, Marc aussi, tout comme les patrons, ça les effraie, mais je peux y remédier, je peux être une autre, la même mais différente, il me veut pour son film, je peux être à la hauteur, je peux lui montrer ce dont je suis capable, il n’y a pas de raison que ça ne fonctionne pas. Il a vu en moi quelque chose, quelque chose qui peut briller, qui peut illuminer l’écran, il me faut une robe et une nouvelle coupe de cheveux, il verra que je peux m’arranger encore, en mieux, je suis sûre que cela lui plaira encore plus.
Elle prend le bus et s’arrête avant la colline des mimosas, à l’angle de l’avenue des saules, près du centre commercial. Elle veut s’acheter une nouvelle robe et aller chez le coiffeur. Changer de tête. Ils ne peuvent pas m’accepter ainsi, je vais raccourcir tout ça. Elle est décidée. Elle passe devant la vitrine du coiffeur et regarde les tarifs, rentre et demande si c’est possible de la prendre. Dans vingt minutes, très bien, cela lui laisse le temps d’aller s’acheter sa nouvelle robe. Elle déambule dans les allées du grand magasin, elle effleure du doigt quelques tissus, prend un cintre, se regarde dans le miroir, repose une robe, puis en prend une autre qu’elle repose également. Il y a du monde dans les cabines. Elle trouve les prix excessifs, elle hésite. Cette taille lui ira forcément mais la forme, elle voudrait essayer. On ne peut pas acheter sans essayer, ce serait dommage que ça ne lui aille pas. Elle prend deux robes et attend qu’une cabine se libère, elle attend. Elle essaie la robe et se sent gênée d’être à moitié nue au milieu d’une grande surface. Elle tire le rideau le mieux possible pour qu’aucun espace ne subsiste entre le tissu et la paroi de la cabine. La robe est belle pourtant elle trouve qu’elle ne lui va pas. La deuxième est trop osée, elle hésite, il faudrait en essayer d’autres, elle doit se rhabiller et ressortir choisir d’autres modèles. Quelqu’un attend à l’extérieur. Elle va reposer les robes et en choisit trois autres cette fois-ci, dans deux tailles différentes. Elle se dirige de nouveau vers une cabine et attend. Rien ne se libère. Elle attend encore et regarde sa montre, elle ne veut pas être en retard chez le coiffeur. Une cabine se libère enfin. Elle se déshabille encore et essaye les nouvelles robes. Rien ne lui va. Ni la coupe ni les tailles. Elle n’ose pas sortir pour regarder de plus loin, avec plus de recul, elle n’ose pas sortir. Si ces robes lui vont mal, les gens vont la regarder. Elle se tourne, scrute son dos, ses fesses, ses épaules, ses jambes, elle est trop près, elle n’arrive pas à se décider, elle n’a plus le temps. Il y a le rendez-vous chez le coiffeur, elle se dit qu’elle reviendra après. Essayer encore. Elle se rhabille et va reposer les robes, elle se dépêche, accélère le pas. Le coiffeur l’attend, elle le voit à travers la vitre, elle se dit qu’elle va changer de tête, elle se dit aussi qu’ils la veulent parce qu’elle a sa tête à elle. Cette tête qu’elle observe dans le miroir à l’extérieur du magasin. Si elle modifie sa coiffure, peut-être ne leur plaira-t-elle plus. Elle hésite à changer de tête. Juste rafraîchir un peu alors, à quoi bon alors payer si cher pour égaliser quelques mèches, elle hésite. Le coiffeur la reconnaît et la prie de bien vouloir entrer, elle entre mais elle ne s’assoit pas, elle dit qu’elle a un imprévu, un rendez-vous urgent, que son père qui est malade vient de l’appeler, elle est désolée, elle ne peut pas rester, le coiffeur comprend et lui souhaite une bonne fin de journée. Elle s’en va, regarde les prix dans les vitrines, les devantures, et la pointe de ses chaussures en sortant du centre commercial.
Le soir, elle a du mal à s’endormir. Un monde qu’elle ne connaît pas la tourmente, elle imagine tant de choses, elle tourne et se retourne dans le lit. Marc dort déjà. Elle a les yeux grands ouverts et fixe le plafond. Un fin rayon de lumière s’immisce entre les volets, celui d’un réverbère allumé toute la nuit. Les fantasmes d’un univers inconnu la parcourent, nourris d’images incertaines, elle s’endort tard, très tard, une main sur le cœur et l’autre sur le front.
Elle se dirige vers la salle à manger, les murs de l’hôtel lui semblent neufs, la moquette est un tapis qui la porte jusqu’à eux, ils sont là, tous les trois, ils prennent le petit déjeuner en silence. Il n’y a pas de plateau dans ses mains, elle ne porte pas de thermos. La mèche qui cache la moitié de son visage vient effleurer à chaque pas ses cils. Son corps n’est qu’un souffle d’ivresse, elle est comme la veille, la même coupe de cheveux, les mêmes habits, un chemisier sobre, un pantalon clair. Elle se dit tout à coup qu’elle aurait tout de même dû acheter une robe. Mais s’il veut d’elle c’est pour son naturel. Non, elle a bien fait de ne rien changer. Elle s’avance un peu plus près et attend quelques secondes, elle hésite, elle ne sait pas comment le dire, elle ne sait pas quoi dire en fait, c’est le vieil homme qui lui a parlé la veille, elle ne sait pas par quel bout commencer, elle attend encore, que leurs regards se tournent vers elle. Elle n’apporte ni café ni croissants. Ils se retournent.