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Monsieur, dit-elle d’une voix douce, quasiment un murmure. Monsieur, répète-t-elle, je veux faire le film avec vous. Elle a beau le fixer, les yeux du vieil homme semblent fuir. Elle s’approche un peu plus de la table jusqu’à toucher le rebord. Monsieur, c’est vraiment une chance pour moi, je veux bien faire ce film. Elle attend, le vieil homme ne répond rien, son regard semble vide, sans expression, pourtant elle y voit de la peine, ou du mépris, non ce n’est pas possible, plutôt de la peine oui, mais pourquoi, il avait l’air si sincère, si vif, si spontané hier. Elle s’apprête à parler de nouveau, debout, les mains raides sur sa taille. La productrice intervient, elle mordille l’une des branches de ses lunettes. Écoutez mademoiselle, nous avons longuement réfléchi, et dans ce genre de situation, il faut savoir prendre des décisions, vous êtes charmante et je reconnais que votre visage a quelque chose d’attachant, mais le métier d’actrice est difficile, cela ne s’improvise pas du jour au lendemain, c’est pour cela que la proposition que vous a faite Raymond hier n’est plus, comment dire, d’actualité, il s’est un peu emporté, c’est un rôle exigeant, je suis sûre que vous avez de grandes qualités qui ne demandent qu’à s’exprimer à l’écran, et encore une fois, vos yeux brilleraient à merveille sous un projecteur, renseignez-vous, nous avons toujours besoin de figurants, je vous invite à vous rendre au casting, je suis persuadée que l’on trouvera quelque chose pour vous, et s’il vous plaît, nous reprendrons avec plaisir quelques viennoiseries. Elle ne comprend pas, elle essaye d’attraper le regard du vieil homme, la tête plongée dans son costume. Elle fait un pas en arrière et, dans un réflexe, ramasse l’emballage froissé d’un morceau de sucre. Le jeune acteur pose la main sur son bras, elle se retourne. Dites, vous n’auriez pas encore du café chaud ?

Des petits copeaux d’étoiles s’illuminent et grésillent sur la paroi de ses yeux. Elle sent le poids de sa tête se concentrer autour de son ventre, puis se disperser dans ses jambes. L’éclat des lumières se mue en volutes de cendres, elle s’entend haleter dans sa chute. C’est le noir dans ses yeux, le vide, il n’y a plus rien pendant quelques secondes, ou plus, elle ne sait pas, son corps semble s’être délesté de tout, de son sang, de ses organes, de sa pulsation.

Elle sent sa respiration revenir, ses mains s’agitent, ses bras et ses jambes sont engourdis. Elle rouvre les yeux, elle est allongée sur la banquette de l’entrée, un gant frais posé sur son front laisse couler des gouttes d’eau jusqu’au bord de sa bouche. Le visage du vieil homme est là, face à elle, avec ses rides et ses taches autour des joues, on dirait encore son père, celui qui se penchait autrefois pour lui dire bonsoir. Le vieil homme lui sourit, maladroitement.

Mademoiselle, je suis sincèrement désolé. Pour moi, dans mon esprit, au cœur de mes pensées, c’était vous mon héroïne. Croyez-le, mais pour que le film se fasse, pour que tout fonctionne, ce sera la fille d’une productrice qui ne m’a pas laissé le choix. J’aurais voulu que ce soit vous, j’ai tout fait pour les convaincre mais ils ne veulent pas prendre le risque de prendre une inconnue. C’est sûrement mon dernier projet, si je veux le faire je suis obligé de me plier à des exigences qui malheureusement me dépassent, je suis sincèrement désolé, j’aurais voulu travailler avec vous, je suis désolé.

Il pose sa main sur celle de la jeune fille et pousse un soupir en regardant le sol. Elle enlève le gant d’eau fraîche, elle le regarde et revoit son père, encore. Elle aimerait l’entendre parler ainsi, qu’il lui dise des mots qui expriment quelque chose de sensible. Elle voudrait prendre ce vieil homme dans ses bras. Elle est déçue de voir son visage accablé, elle ne pense pas à elle, elle pense au film, à ce vieil homme qui n’a pas obtenu ce qu’il désirait. Ce ne sera pas elle l’actrice du film.

Le vieil homme s’en va. Elle se relève et reste seule, elle pense à sa journée qui va continuer, elle va aller ranger les affaires du petit déjeuner, les patrons vont être déçus, ça ne leur fera pas de publicité. Marc sera content, sa copine ne sera pas actrice. Elle va aller faire les chambres et nettoyer les lavabos. Elle préparera le repas du midi, puis elle ira fumer derrière l’hôtel, elle entendra un scooter au loin, elle écrasera sa cigarette du bout du pied sur le bitume. Ce soir, elle sortira. Marc aura la mine réjouie, il l’emmènera au cinéma, elle devra ne plus penser à cela, à cette proposition, à ce rêve, à cette illusion. Marc est arrivé, elle le lui a dit, elle lui a dit que ce ne sera pas elle l’actrice principale, que la proposition ne tient plus. Il a la mine réjouie, elle s’en doutait, elle monte sur son scooter. Ils roulent sur la grande avenue, elle le serre dans ses bras pour ne pas tomber, l’éclat du ciel diminue petit à petit. Ils se garent. Elle monte les escaliers en premier et ouvre la porte. Ils déposent leurs clés dans la coupelle de l’entrée. J’en ai choisi un bon, dit Marc, c’est à 20 heures.

Le film est sans éclat. Les acteurs s’agitent et gesticulent. Elle se voit tournant une scène, s’exhibant devant la caméra. Elle s’imagine devant les projecteurs, souriante, flottante, comme un spectre sur cette toile tendue qui fait miroiter les lumières. Elle aperçoit le faisceau du projecteur, et elle pense à ce qu’elle aurait pu faire, à ce qu’elle aurait pu être. Elle était déçue pour le vieil homme mais plus elle regarde l’écran, plus elle devient amère. Marc ne l’a pas vraiment consolée. Il n’a pas compris sa déception. Elle ne sait pas non plus l’étrange sensation qui l’envahit. Il y avait là, à portée de main, un ailleurs, autre chose. Elle y a cru, elle s’en veut presque d’y avoir cru. Dans cette salle sombre, toutes les ombres projetées sur les têtes et les fauteuils la troublent. Elle regarde le feu de l’écran, la lumière vive, elle cligne des yeux, elle se sent mal à l’aise. Marc semble aimer le film, il rit même, elle ne rit pas, cela ne la fait pas rire, aucune scène ne la fait rire, elle a envie de partir de la salle, de marcher dans la rue, d’être loin de Marc et de l’écran, elle a envie de se sentir absente. Face à l’écran, elle souffre. On lui avait promis la lune, elle n’a qu’un pâle reflet médiocre sur une toile tendue, elle ne pense plus à rien, ni à son hôtel maintenant, à rien. Voudrait-elle encore ouvrir son propre hôtel avec Marc ? Elle veut fuir. Elle avait cru que cela pouvait changer, elle ne le souhaitait pas, pourtant quelque chose qu’elle n’attendait pas a surgi et a tout modifié. Elle n’imagine plus les décorations des chambres d’hôtes, elle ne voit que le bitume autour de la zone commerciale, elle n’entend que le bruit des véhicules qui passent et repassent non loin de l’hôtel. Elle veut sortir maintenant. Elle dit à Marc qu’elle doit aller aux toilettes, il se contente de plonger encore et encore sa main dans son cornet de pop-corn. Elle se lève, s’excuse auprès des autres spectateurs, en murmurant pardon tout en marchant comme un crabe, le dos voûté pour ne pas gêner ceux de derrière. Pourtant elle cache l’écran. Elle est debout, elle cache l’image, il n’y a rien à faire, elle ne peut pas sortir d’ici sans déranger quelqu’un, elle est piégée, elle entend un râle de mécontentement. Marc s’est assis au milieu, elle doit déranger la moitié de la rangée, elle oblige les gens à tourner leurs jambes et leurs bustes, certains à se lever, elle perturbe tout le monde, elle se sent nerveuse, cela lui paraît interminable. Elle arrive enfin au bout de l’allée, elle réajuste son chemisier et se repère grâce aux petites lumières incrustées au sol pour avancer dans le noir. Elle gravit les marches, a du mal à se diriger dans le noir, trouve les portes, les pousse et se retrouve dans le sas. Elle pousse d’autres portes et se retrouve dans le hall du cinéma déserté. Les ouvreuses attendent, les caissières attendent elles aussi la prochaine séance. Il fait frais. Les machines à pop-corn illuminent le hall. Elle ne va pas aux toilettes, elle se dirige vers la sortie, elle pousse encore une porte et se retrouve dehors. Les nuages se sont assombris et aux couleurs pastel se sont substitués des tons plus durs, presque noirs à certains endroits. Elle marche sur l’immense parking du complexe. Elle est loin de chez elle, de chez eux, de Marc. Elle ne veut plus le voir, elle ne veut plus de ses baisers ce soir dans la chambre ou dans le minuscule salon de leur petit appartement, elle ne veut plus voir la mine perverse du vieux patron et les grosses formes repoussantes de la patronne. Elle avance jusqu’au bout du parking, elle ne veut plus voir tout ça. Elle voudrait que son père la prenne dans ses bras, elle voudrait avoir connu sa mère, elle voudrait avoir une photo d’elle dans son sac à main. Elle marche jusqu’à la grande avenue que des voitures longent à vive allure. Le vent balaye ses cheveux. Elle repense au vieil homme qui aurait pu être son père, qui aurait pu l’aimer comme un père. Elle voudrait tellement que son père lui sourie en lui ouvrant la porte, qu’il l’embrasse et lui fasse chauffer du thé, et qu’il la prenne dans ses bras en lui murmurant des mots doux, des mots tendres, qui la réconfortent, qui la calment, pour lui faire oublier les patrons, la crasse derrière des lavabos, et Marc aussi, car Marc ne comprend rien. C’est une fille normale, c’est pour cela qu’il l’avait choisie, parce que c’était comme ça. Marc ne pense qu’à lui, à lui et à ses amis qu’elle ne veut plus voir débarquer à l’improviste le soir pour regarder un match à la télévision, ses potes qui font de mauvaises blagues. Une voiture klaxonne. Elle marche trop près de la chaussée, elle a un peu froid. La nuit commence à tomber. Avec son chemisier sombre, on ne doit pas la distinguer dans la pénombre. Toute seule au bord de l’avenue, elle croise le bus qui va vers la colline des mimosas. Elle marche encore et se retrouve devant l’abribus. Il en passe un toutes les vingt minutes à cette heure-ci. Elle regarde son téléphone, Marc n’a pas essayé de la joindre, il ne l’attend pas, il pense encore qu’elle est aux toilettes. Son père doit être couché à cette heure-ci, ou endormi devant un film. La nuit s’installe. On ne distingue plus les contours des bâtiments et des maisons, tout cela se fond en une masse sur laquelle l’œil en s’y arrêtant n’arrive pas à discerner les frontières. De l’autre côté de l’avenue, l’autre abribus lui fait face. Le bus dans cette direction a pour terminus la gare. Elle traverse sans réfléchir. Les voitures klaxonnent. Elle est devenue invisible. Elle court et se réfugie sous l’abribus, le prochain est dans sept minutes, il va jusqu’à la gare, ce n’est pas la direction de l’appartement, c’est à l’opposé. Marc n’a toujours pas essayé de la joindre. Elle ne veut pas rentrer, elle ne veut plus le voir, elle ne veut pas retourner travailler demain. Elle a un peu froid, elle voudrait se réchauffer, elle remonte le col de son chemisier et serre son sac contre elle. La nuit s’est imposée et désormais les contours se dessinent grâce aux réverbères qui un à un s’allument. Le nouveau jour commence, celui de la nuit, des lampadaires orange et des néons clignotants. Le bus va arriver, elle ne sait pas quoi faire, partir où, pour quoi faire dans cette gare. Il n’y a aucune raison qu’elle quitte tout, qu’elle abandonne tout sur un coup de tête. Des phares plus lumineux que ceux d’une voiture s’approchent. Le bus arrive au niveau de l’abribus. Elle ne le hèle pas, elle tient son sac contre sa poitrine, elle ne sait quoi faire, le laisser passer, le laisser s’en aller, elle ne fait rien, le bus ralentit pourtant et s’arrête devant elle. La porte de derrière s’ouvre et deux personnes descendent. Le conducteur jette un coup d’œil à l’extérieur. Il lui fait un signe de la tête et attend quelques secondes. Elle attend elle aussi. Vous montez ?