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En poussant la porte de son appartement, elle y pense encore et pose les clés dans la coupelle. Marc n’est pas rentré. Elle va téléphoner à l’hôpital, demander le numéro de la chambre de son père, s’il est sorti des urgences, s’il va bien. Elle s’assoit sur le canapé. Elle se dit que ce n’est pas lui qui devrait mourir, même s’ils ne se sont jamais vraiment parlé, même s’il l’a ignorée, même s’il n’était pas un bon père, au sens où on l’entend, aimant, attentif, complice et protecteur. Jamais il ne lui a parlé de sa mère. Elle a souvent voulu en discuter mais il n’y avait aucune photo pour se souvenir d’elle, et le jour de la fête des Mères, elle finissait par ne plus rien dire à l’école. Elle n’avait pas de mère, voilà tout. Elle ne faisait pas de cadeaux, elle ne confectionnait pas de colliers, de cartes avec des paillettes et un poème au milieu d’un cœur. Elle n’avait pas de maman, c’est tout.

Marc vient de rentrer. Elle lui dit que son père est à l’hôpital. Il l’embrasse et lui demande des détails. Il la serre dans ses bras. Elle n’a que ça et, à cet instant, cela lui plaît, elle a des bras pour la réconforter, elle s’en veut d’avoir pensé à les quitter, à ne plus les aimer, ils sont là, ces bras, ils ne sont pas parfaits mais ils sont là pour elle et pour personne d’autre, elle est sa princesse. Elle le serre dans ses bras encore plus fort, elle ne veut pas que son père s’en aille, pas comme ça, pas maintenant, elle est trop jeune. Pourquoi a-t-elle un père si vieux ? Pourquoi ses parents ont-ils voulu un enfant si tard ? Elle serre fort Marc dans ses bras et se met à pleurer. Tu as appelé l’hôpital ? Pas encore, j’irai le voir demain après-midi, ils ne m’ont pas donné ma journée, je les déteste. Elle se détache du corps de Marc et le regarde intensément. Tu m’entends, je les déteste, je voudrais qu’ils crèvent, tu m’entends, je voudrais qu’ils meurent tous les deux, dans leur crasse, dans leur hôtel qui sent mauvais, je n’en peux plus de les voir, je voudrais qu’ils meurent tous, tous ceux qui ne comprennent rien, qui sont lâches, tu m’entends, les voir tous crever, les voir crever, répète-t-elle, crever, tu m’entends, crever, tous, un par un, crever. Marc la regarde. Il ne l’a jamais vue comme ça, ce n’est pas sa Louise. Elle se tient la tête entre les mains. Elle pleure, elle râle, marmonne des mots que Marc ne comprend plus. Il s’approche de nouveau d’elle et la reprend dans ses bras. Elle le repousse. Il ne comprend pas. Elle est devenue si différente. Jamais il n’aurait pensé qu’elle puisse agir ainsi, même sous l’effet de la colère. Elle a été si violente dans ses mots, jamais elle ne l’avait repoussé. Louise, calme-toi, je suis là. Elle ne se calme pas, elle pleure. Il ne sait pas quoi faire. Elle est loin, retenue dans un monde dont il n’a pas la clé. Elle non plus.

La tache formée par le café sur la nappe est immense. Elle a tout renversé. Une partie est tombée sur les genoux du vieil homme. Le café est brûlant. Elle s’excuse et repart en cuisine. Il dit que ce n’est rien, qu’il va aller se changer. Elle n’ose pas revenir en salle. Les patrons lui demandent ce qu’il s’est passé. Elle bafouille. La patronne arrive, voit la table auréolée de brun et le vieil homme debout en train d’éponger son pantalon avec une serviette. Ce n’est rien, je vais aller me changer. Mon Dieu, je suis désolée, la petite est parfois maladroite, veuillez sincèrement nous excuser. Vraiment ce n’est rien, je remonte et je reviens dans quelques instants. Installez-vous à une autre table, je vous prie. La patronne revient en cuisine, elle cherche Louise, Louise n’est pas là, elle va voir dans la cour, Louise n’y est pas, elle revient en cuisine, Louise est enfermée dans les toilettes, la patronne ne le sait pas, elle prépare d’autres croissants, elle va dresser une autre table avec une nappe propre. Louise l’entend s’affairer et grogner dans la cuisine. Elle ne bouge pas, elle est assise sur le couvercle des toilettes, elle se dit qu’elle n’a pas fait exprès, elle se dit quand même, un peu, oui, elle l’a fait exprès, exprès sans le vouloir. Un acte manqué, voilà c’est ça, elle lui a fait du mal à son échelle. Son pouvoir à elle, c’est ébouillanter avec du café chaud. Le thermos, la bouilloire, voilà ses armes, son attirail de combat. Elle reste dans les toilettes. La patronne n’en finit pas de râler, de pester contre elle. Elle va m’entendre la petite. Louise ne bouge pas. Elle aimerait aller fumer une cigarette mais elle ne bouge pas, elle entend le patron qui est descendu de son tabouret venir voir ce qu’il se passe. C’est la petite, elle a tout renversé, je te jure parfois, je ne sais pas ce qu’elle a dans la tête. C’est à cause de son père, répond le patron, elle est chamboulée, mets-toi à sa place. Ce n’est pas une raison pour brûler nos clients. Ah, laisse-la un peu la petite, son père va mourir et toi tu vas l’engueuler pour une tache de café. Louise entend tout depuis les toilettes. Elle retient cela, son père va mourir. Elle ne bouge pas. Les patrons sortent de la cuisine, elle ouvre la porte des toilettes et part vite dans la cour. Elle allume une cigarette et regarde la zone commerciale.

La veille au soir, elle a téléphoné à l’hôpital, elle n’a pas pu lui parler, ils lui ont dit que l’attaque était sérieuse, qu’une infection s’était répandue dans les poumons, qu’il fallait qu’il reste encore en soins intensifs. Elle aurait bien voulu le voir même quelques minutes seulement. En fumant sa cigarette, elle se dit, comme a dit le patron, qu’il va mourir, que ce sera fini, qu’elle sera toute seule, qu’elle héritera de la maison, elle, sa seule fille, son seul enfant, et qu’ils pourront s’installer, Marc et elle, dans la grande maison. Elle pense à tout cela, très vite, et les idées s’enchaînent, butent les unes contre les autres comme si son père était déjà mort. Ils pourront dormir dans son grand lit, et leur enfant dormira dans son ancienne chambre, et elle s’occupera bien de la maison, et ils auront d’autres enfants, et ils pourront, s’ils économisent assez d’argent, s’ils revendent la maison, pourquoi pas, retaper le vieux manoir près de la colline des mimosas. Tout cela va trop vite. Elle allume une autre cigarette, son père mort à l’esprit. Elle pense à tout ce qu’il y aura après, la maison, l’héritage, la tête lui tourne.

Elle entend un bruit, la porte de derrière s’ouvre, c’est le patron. Alors petite, ça va ? Elle ne répond rien et écrase sa cigarette. Tu sais, tu pourras partir plus tôt aujourd’hui, je m’en occupe. Il pose sa main, sa grosse main couverte de poils sur son épaule. Ça va s’arranger pour ton père, j’en suis sûr. Il s’approche d’elle et laisse sa main lourde sur le tissu de son chemisier fleuri. Il est tout proche. Elle peut sentir l’odeur de son corps. Il la regarde fixement, elle baisse les yeux. Il faut que j’y retourne. Elle se déplace et se libère de l’emprise du vieux patron. Pour cela, elle force un peu le passage et sa poitrine effleure son bras couvert de poils, elle l’a senti, elle se dit que lui aussi, c’est obligé, il a dû sentir l’effleurement de son sein contre son bras. Elle retourne en cuisine et sent qu’un regard sordide s’attarde sur ses fesses.

Marc ne dit rien, elle non plus. Ils se sont retrouvés sur le bord de l’avenue. Le patron l’a laissée partir plus tôt. Ce midi, il se charge du service. Elle hésite. J’ai peur maintenant, je ne sais plus si je veux le voir. Marc essaye de la persuader d’y aller. Tu dois le faire. Je ne sais pas. Si, vas-y et, si ça ne te dérange pas, pendant ce temps j’irai au casting des figurants, ça ne te dérange pas, hein ? Non, non bien sûr, ils auront sûrement un rôle pour toi. Tu es ironique, tu te moques de moi, c’est ça ? Non, sincèrement, j’espère qu’ils auront un petit rôle pour toi, même juste une silhouette, il paraît que c’est comme ça qu’on dit dans le métier, une silhouette, on est tous des silhouettes, pas vrai Marc ? Des silhouettes dans le lointain, un peu floues et perdues, comme des dessins pas finis, ou mal effacés, qui hésitent entre l’oubli et la présence, c’est ça, des silhouettes. Mais qu’est-ce que tu racontes, Louise ? Rien, je ne dis rien, je pense à voix haute, j’ai peur d’aller voir mon père et, toi, tu ne proposes pas de m’accompagner, c’est tout. Mais il fallait me le dire. Eh bien, voilà je te le dis, j’aurais voulu que tu y penses tout seul, va au casting des figurants, c’est bien plus intéressant. Arrête, Louise, ne dis pas ça. Qu’est-ce que tu veux que je fasse à l’hôpital ? Dis-moi ? Je ne pourrai même pas entrer dans ce service, et tu sais que je n’aime pas ça les hôpitaux, ne m’en veux pas, j’espère qu’il va aller mieux. Elle fait une petite moue. Peut-être, peut-être pas. Tu ne penses pas à l’héritage alors, et à la maison ? Quoi ? Oui, tout ce qui me reviendrait. Mais qu’est-ce que tu racontes ? Tu crois que je pense à ça, tu penses que je songe une minute à ça ? Je ne sais pas, peut-être. Si on revend la maison, on sera un peu riches, on pourra retaper le manoir et faire des chambres d’hôtes, il y aura un chien et des toboggans pour les enfants. Marc fronce les sourcils. De quoi parles-tu ? Et un thème pour chaque chambre, une salle pour les mariages, un grand jardin, on pourra les accueillir, ils seront bien, et nous aussi. Qu’est-ce que tu racontes ? Tu es folle ma parole, va voir ton père, je ne comprends rien à ce que tu dis, tes histoires de maison et de manoir, de chien et de toboggans, je te laisse, je vais au casting, il faut que j’aille mettre mon costume. Oui, c’est ça, vas-y, on se voit ce soir. Marc redémarre son scooter et fait gicler quelques graviers. Elle le regarde s’en aller.