Elle pense à leur manoir, tout ça n’a pas de sens, son père n’est pas mort, ça n’a pas de sens de penser à cela. Elle a peur d’aller le voir, de voir son visage et de sentir l’odeur de l’hôpital, d’errer dans les couloirs, d’avoir à repérer les signaux de couleur, les numéros des bâtiments, les numéros des chambres, croiser des infirmières, ouvrir la porte, voir le visage de son père, à moitié mort.
Il a fallu qu’elle dépose ses affaires dans un vestiaire. On lui a remis une blouse qu’elle a nouée dans son dos. Elle a mis des chaussons et un bonnet fin, elle est passée par un sas, a longé plusieurs chambres, vu plusieurs patients jusqu’au numéro 8, celui de son père qui était là sur son lit, des appareils autour de lui. Il respirait faiblement et semblait dormir. Elle s’est assise sur une chaise à côté de lui. Elle a attendu sans rien dire. Une infirmière est venue contrôler une machine et régler une perfusion. Elle n’a rien dit, elle regardait son père, le visage pâle, froid, les paupières closes, la bouche fermée, elle ne pensait à cet instant qu’à lui, en tant qu’homme, qu’être humain, elle ne pensait pas à la maison, ni à Mme Taine, ni à l’hôtel, ni à ses patrons, ni même à Marc qui ne l’avait pas accompagnée. Elle ne voyait que le visage d’un vieil homme qui avait bientôt fini sa vie, une machine vivante qui allait s’éteindre. Elle distinguait les petites rides autour de ses yeux, l’assèchement de la peau à la commissure de ses lèvres, les poils du nez qui ressortaient des narines en fines arabesques, ses épaules dénudées qui laissaient apparaître sa peau distendue, flasque, fripée comme un tissu ancien, et les veines qu’elle observait sur chaque centimètre carré de son épiderme, des méandres bleus et violacés, des canaux sans fin qui parfois disparaissaient sous un pli. Elle ne regardait que cela, un vieil homme, et elle le regardait comme elle ne l’avait jamais fait, aussi près, aussi longtemps, avec autant d’attention. Elle se disait qu’elle ne l’avait jamais vu. Jamais de sa vie elle n’avait regardé son père. Et il était là, sous ses yeux, à sa disposition. Sa vie entière se résumait à cet instant. Elle absorbait ce moment, elle s’en imprégnait doucement. Elle est restée de longues minutes comme cela, et l’odeur de l’hôpital est revenue. Les machines faisaient de légers bruits mécaniques. Elle a eu froid. Elle lui a effleuré la main, elle l’a encore regardé. Elle est sortie, a retiré sa blouse et ses chaussons, déposé sa coiffe dans la poubelle. Elle est sortie, est passée devant la cafétéria et le vendeur de journaux, a croisé d’autres malades, certains en fauteuil et d’autres qui marchaient lentement en tenant à la main leur perfusion. Elle a allumé une cigarette, a regardé le bitume du parking, les voitures alignées, la barrière de l’entrée. Et les larmes se sont mises à couler.
Le jardin semble figé. Elle avance doucement. Elle tient ses clés dans une main, il fait nuit noire, elle cherche à tâtons la lumière du porche, elle introduit la clé dans la serrure. Le parfum de son père vient à elle bien plus sans doute que s’il était présent. Elle allume les lumières de la maison, toutes, celles de la cuisine, celles du salon, du couloir, de la salle de bains puis elle monte à l’étage et elle allume les lumières de sa chambre. Elle hésite un instant devant la porte de celle de son père, elle hésite, comme si elle avait peur d’y découvrir autre chose que le drap à changer. Elle a prévenu Marc de ne pas l’attendre, ce soir elle inspecte la maison de son père. Elle profite qu’il soit à l’hôpital pour aller fouiner et chercher des photos, des papiers, des documents. Elle ne sait pas à quoi s’attendre. Quand elle était petite, jamais elle n’est allée jeter un œil dans les affaires personnelles de son père. Il a fallu attendre vingt ans pour qu’elle se décide. Il est là-bas à l’hôpital, incapable de bouger, dans une demi-conscience, et elle se retrouve dans sa propre maison à farfouiller comme une voleuse.
Elle pousse la porte. Le grand lit est en désordre. Sur la table de nuit, un réveil, une boîte de médicaments, un verre d’eau. En face du lit, un secrétaire et une grande armoire. Elle se souvient de ces meubles, ces blocs monolithiques qu’elle n’osait ouvrir. Le bois sombre de l’armoire l’impressionne toujours, les veines symétriques des deux portes dessinent des vallées verticales. Elle approche la main et tourne la clé qui lui résiste un peu, elle tire. Un grincement léger accompagne son mouvement, la lumière pénètre l’armoire, elle y découvre des habits pliés, des chemises, des pantalons rangés les uns à côté des autres sur trois niveaux. Au-dessus, des boîtes à chaussures remplies de chaussettes et de caleçons, des mouchoirs, puis en dessous, des draps, pas ceux qu’elle change, ceux-là, elle les range dans la buanderie, non, des draps anciens, brodés d’initiales, M. F. M comme Marie sans doute, une des rares choses qu’elle sait sur sa mère, son prénom, son nom de jeune fille lui est inconnu. Elle pose sa main sur le tissu à la trame épaisse, légèrement rugueuse, un peu jaunie à certains endroits. Tout en bas de l’armoire, elle aperçoit un petit coffret. Elle s’agenouille et le prend. Elle l’ouvre et découvre de l’argent, ancien lui aussi, des billets flanqués d’autres visages, d’autres monuments, d’autres couleurs. Elle entend un objet qui se déplace quand elle bouge la boîte, elle soulève les billets, c’est une bague, une bague en argent sur laquelle une pierre rose est délicatement posée, une bague fine, elle la prend et l’essaye à son petit doigt, elle lui va. Était-elle à sa mère ? A-t-elle de la valeur ? Elle ne peut pas la garder, peut-être plus tard, une fois que son père, enfin, elle ne veut pas penser à ça, elle la repose dans la boîte, se relève et ferme les portes de l’armoire. Son regard se déplace vers le secrétaire, un meuble massif, brun rouge, en acajou. Des papiers y sont disposés, certains bien rangés, beaucoup en désordre. Chaque fois qu’elle refait son lit, elle regarde de loin cet amas de feuilles. Ce sont des factures, des prospectus, quelques journaux et magazines. Derrière ce fatras se cachent deux petits tiroirs. Du bout des doigts, elle se fraye un chemin pour atteindre les parois en bois. Elle déplace tout, elle y est obligée si elle veut savoir ce qu’il y a dans ces tiroirs. Son père ne s’en apercevra pas. D’ailleurs, le reverra-t-il jamais ce secrétaire. Elle écarte encore cette pensée et ouvre l’un des tiroirs. Il y a des papiers, des vieilles lettres à l’écriture inclinée, avec des pleins et des déliés, des lettres et des enveloppes, et des timbres usés. Elle prend l’une d’elles et la déchiffre, elle devine que c’est son père qui s’adresse à sa mère. Chère Marie, cela fait deux mois que je n’ai pas de vos nouvelles et j’aimerais vous revoir. C’est une lettre d’amour, ou plutôt une déclaration, que la belle a gardée, et que lui a gardée à son tour. Elle repose la lettre, en lit une autre, puis une autre, ce sont leurs échanges, lui à elle, elle à lui, le tutoiement apparaît et leurs sentiments croissent, elle tremble en lisant ces mots, cet amour entre deux êtres, entre un homme et une femme, une jeune femme qu’elle n’a pas connue, une jeune femme qui brûlait de désir pour un jeune homme. Leurs lettres sont ardentes, elle en est presque gênée, sa mère, semble-t-il, s’absentait longtemps. Dans l’une des lettres, son père lui demande la date de son retour, il lui écrit qu’elle lui manque terriblement, qu’il n’en peut plus d’attendre. Où est-elle ? Que fait-elle ? Elle aussi n’en peut plus mais elle est obligée de rester loin et les deux amants se lamentent. Leur amour est si grand. Certains mots paraissent crus, ça parle de peau et de caresses, de douceur sur la poitrine, d’étreintes dans un lit, sous des draps chauds et humides, de mains entremêlées, de corps alanguis, elle est gênée de lire cela et cela la fascine tout autant. Ces deux amants s’aimaient passionnément, elle le sent, elle le lit et son père ne lui en a jamais parlé. Comment l’aurait-il pu ? On ne peut parler de cela, pas à sa fille, pas avec ces mots-là. Elle repose les lettres et ouvre le second tiroir. Elle y trouve des photos. Enfin, se dit-elle, des photos, certainement de sa mère. Il y a d’abord des cartes postales remplies de mots plus sobres mais chargés eux aussi d’attentes et d’amour. Au dos, des paysages lointains, des vallées, des palmiers, des cascades, des rivières, de grands ciels bleus et la mer, des vagues, du sable et, au-dessus, le soleil, éclatant, même après toutes ces années, éclatant de vigueur, un disque blanc au centre de l’image, aveuglant, irradiant. Tout un tas de cartes postales de sa mère que son père a gardées, quelques images aussi, des photos encore de paysages où parfois un doigt apparaît dans le coin de l’image, des photos mal cadrées ou de travers, où l’horizon s’incline un coup à gauche, un coup à droite.