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Cette question, elle l’avait posée à Christine-Eberhardine avant de la quitter. Celle-ci, cessant un moment de larmoyer, lui avait décoché :

- Vous les avez déjà regardées à deux fois ? Elles ne sont pas loin de tomber en ruine, ce qui, Dieu merci, n’est pas votre cas. Et il se trouve que mon frère, même s’il est marié à une mégère, sait apprécier une jolie femme…

Aurore n’avait pas osé demander jusqu’à quel point. Aussi quand elle eut reçu une réponse favorable à sa demande d’audience choisit-elle de porter la somptueuse mais sévère robe de chœur en épaisse faille noire dont les larges manches et la traîne s’ourlaient d’hermine. Ne venait-elle pas demander - officiellement - que l’on n’impose pas une sécularisation qui détruirait la communauté ? Aussi s’était-elle interdit toute fantaisie.

Son cœur n’en battait pas moins la chamade quand, par une belle matinée ensoleillée, sa voiture la déposa au palais de Potsdam gardé par d’imposants grenadiers. La demeure en elle-même n’avait rien d’exceptionnel. C’était plus un gros château campagnard qu’une demeure princière mais les jardins très fleuris étaient beaux et l’intérieur nettement plus orné : tapis, miroirs, meubles précieux et tableaux de valeur plaidaient en faveur du goût de l’Electrice…

Un officier aussi raide que les sentinelles la conduisit à travers une enfilade de salons jusqu’à une pièce abondamment garnie de livres qui était le cabinet de travail du prince. Celui-ci s’y tenait debout derrière une longue table chargée de papiers et de boîtes à courrier, tenant dans ses mains un manuscrit ancien dont il examinait les illustrations… Au physique c’était un homme de belle taille mais qui ne semblait pas jouir d’une santé excellente. Dans son visage pâle on remarquait surtout le nez en bec d’aigle et, sous des sourcils arqués, les yeux noirs et vifs. Doté par la nature de cheveux hirsutes il les dissimulait sous une perruque à la Louis XIV qui lui permettait en outre de cacher une déformation à la base du cou, due à une chute des bras de sa nourrice lorsqu’il était enfant. Durant des années il avait été obligé de porter un corset rigide et en gardait un aspect contrefait qui le faisait paraître plus chétif qu’il ne l’était en réalité…

Il répondit par un sourire incertain à la profonde révérence de sa visiteuse et d’une voix légèrement tremblante la pria de s'asseoir. En effet cet échantillon des arrogants Hohenzollern souffrait d’une timidité résultant d’une enfance malheureuse aux mains d’une belle-mère odieuse grâce à laquelle il avait vécu plus souvent dans d’autres cours allemandes que dans la sienne. Après avoir considéré Aurore avec une certaine surprise, il toussota, s’assit derrière son bureau et finalement déclara :

- C’est un plaisir rare, comtesse, que de recevoir l’une des nobles dames de Quedlinburg. Inattendu aussi… et d’autant plus apprécié. Aurai-je le bonheur que votre sainte communauté ait besoin de moi ?

Le ton était confit et la « sainte communauté » faillit déclencher un éclat de rire. La sainteté convenait aussi mal que possible à l’agglomérat de femmes hautaines et le plus souvent acariâtres qu’Aurore représentait mais ce n’était pas le moment de se laisser aller à une gaieté intempestive. Au contraire elle baissa les yeux et plia sa voix à une vague hypocrisie :

- Je suis infiniment heureuse, Monseigneur, que Votre Altesse Electorale ait si bonne opinion de notre modeste maison. Cela rend ma mission plus facile.

- Votre mission ?

- Dont je suis fière ! Notre mère abbesse me l’a confiée avec un vif regret alors qu’elle eût souhaité venir elle-même. Malheureusement sa santé n'est pas des meilleures sinon elle ne laisserait à personne la joie de venir faire allégeance à Votre Altesse.

Frédéric III ouvrit de grands yeux :

- Vous avez dit « allégeance » ? Cela signifie-t-il que mon cousin de Saxe est prêt à me rendre Quedlinburg ?

- C’est ce qu’il m’a laissé entendre car, à dire la vérité, Monseigneur, je suis son envoyée au moins autant que celle de mère Anne-Dorothée. En fait, le prince de Saxe, luthérien de confession, tient chèrement à une abbaye qui est sans doute la plus noble de l’empire, mais un roi de la Pologne catholique ne saurait que faire de ce joyau… haut lieu de la pensée réformée… Ce qui le met dans un énorme embarras.

- Ah !

Il y eut un silence au cours duquel chacun des deux personnages observa l’autre. Enfin, au bout d’un moment qui parut à Aurore durer un siècle, le prince laissa tomber :

- Je serais, vous n'en doutez pas, fort heureux de retrouver Quedlinburg mais, si je vous ai bien comprise, je ne l’aurai que si l’Electeur de Saxe reçoit l'antique trône des Jagellons ? Ce qui est en dehors de mon pouvoir !

- Vous êtes prince riverain comme le tsar Pierre et l’empereur Léopold. Votre soutien est donc primordial.

- Si j'en assure Frédéric-Auguste, j'aurai Quedlinburg ?

- J'en réponds… non sans faire entendre une… condition à laquelle mon prince attache du prix.

- Laquelle ?

- Que nous ne serons pas sécularisées.

- C’est important ?

- Très !

- Alors vous avez ma parole. Et c’est avec joie que je m’y rendrai pour m’incliner au tombeau de l’empereur Henri et rassurer vos nobles sœurs en Jésus-Christ, comtesse. Quant à mon appui, il est tout acquis à l’Electeur de Saxe… mais je me demande s’il lui sera très utile ?

- Son Altesse le considère comme essentiel.

- Sans doute, sans doute, mais le bruit court que la Diète polonaise aurait déjà arrêté son choix sur un Français, le prince de Conti, et que celui-ci aurait pris la mer pour venir se faire couronner…

En laissant tomber ces paroles avec une sorte de négligence le Prussien releva soudain les paupières qu’il tenait baissées et Aurore reçut en plein visage un regard si pétillant d’ironie qu’elle en fut sidérée. L’autre en profita pour enfoncer le clou :

- Peut-être… conviendrait-il de se hâter ? Le voyage est long par mer et la frontière polonaise n’est pas très éloignée de Dresde…

Aussitôt Aurore fut sur pieds :

- Il convient en effet de se hâter ! Daigne Votre Altesse Electorale recevoir mes vifs remerciements pour son judicieux conseil !

Elle était au plus profond de sa révérence quand elle l’entendit toussoter puis ajouter :

- Hum !… L’Electeur de Saxe est vu favorablement par l’empereur Léopold. S'il réussit dans son entreprise, il pourrait peut-être soutenir notre cause ? Voilà un moment déjà que j’ai… suggéré l’idée de changer mon duché de Prusse en royaume…

Tiens donc ! Voilà qui était nouveau, pensa Aurore qui se hâta de dire :

- Une excellente idée, Monseigneur ! Et je ne doute pas qu'elle rencontre en Saxe un écho favorable…

L’instant suivant elle avait disparu et le futur monarque écoutait décroître le claquement rapide de ses talons avec un sourire béat. En fait, Aurore, sa traîne ramassée sur son bras, courait littéralement vers sa voiture, dévalant le grand escalier à une allure qui capta l’attention des gigantesques soldats de garde : c’était bien la première fois qu’il leur était donné d’apercevoir les chevilles d’une chanoinesse !

Au logis qu'elle avait loué aux approches du palais, elle lança sans tarder le branle-bas de combat. Après avoir ordonné à Gottlieb de préparer ses chevaux et lui-même à un voyage, elle changea de vêtements tandis qu'Utta lui préparait un bagage léger :