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- Il ne peut en être question. Si les lois du prince ne régissent pas l’ordre intérieur de notre maison, il n’en demeure pas moins notre suzerain. A qui nous devons obéissance l’une et l’autre. Il vous veut chanoinesse et vous le serez !

- N’étant pas Saxonne, je ne suis pas sa sujette !

- Votre fils l’est ! Cela tranche la question, il me semble ? Allons, ajouta-t-elle d’un ton plus doux, vous devriez savoir que la rébellion ne mène à rien…

- Je n’ai pas la vocation religieuse !

- Ici nous n’avons aucun point commun avec un carmel catholique. Il suffit d’être bonne chrétienne… Monsieur de Beuchling, conclut-elle sans lâcher le bras d’Aurore, vous pouvez considérer votre mission comme achevée. Faites débarquer les bagages de la comtesse ainsi que ses servantes…

- Une jeune femme de chambre seulement m’accompagne…

- Vous pourrez compléter votre service en faisant venir qui vous conviendra. Pour l’instant vous allez être conduite à votre chambre tandis que M. de Beuchling gagnera la maison des hôtes hors clôture, et pourra assister demain à votre prise d’habit… avant de faire ses adieux.

C’était sans réplique. Aurore et Beuchling se séparèrent sur le seuil, l'une pour suivre une sorte de duègne en robe noire, tablier et imposant bonnet blancs, l’autre un serviteur âgé en livrée grise galonnée de noir chargé de le mener à l’auberge du couvent… Ils se saluèrent sans échanger un seul mot…

Maintenant qu’elle se savait destinée à rester là, Aurore se décida à regarder autour d’elle. Ce quelle n’avait pas fait jusqu’à présent, obnubilée par la colère qui l’avait habitée tout au long du voyage et sa détermination à ne voir en Quedlinburg qu’une étape à brûler. Elle réalisait que ce « couvent » n’était pas vraiment comme les autres et aussi la raison qui y faisait rechercher une admission comme un rare privilège. C’était justement parce que ce n’en était pas vraiment un… ou si peu ! Il s’agissait d’un véritable palais dont le luxe approchait ceux dont elle avait le souvenir : Dresde, Hanovre, Celle ou la somptueuse demeure familiale d’Agathenburg près de Stade. Le seul cabinet de l’abbesse lui avait donné à penser. Ses riches tentures de velours violet brodé d’argent, son plafond à caissons, doré et armorié, ses meubles d’ébène incrustés d’ivoire et l’épais tapis qui en couvrait les dalles auraient dû la frapper mais elle n’avait eu d’yeux que pour la grande femme froide et vaguement dédaigneuse qui la recevait…

Quand, au détour d’un méandre de la vallée de la Bode, elle avait découvert Quedlinburg faisant le gros dos dans l’enceinte de ses vieux remparts sous un ciel grincheux, elle avait à peine accordé un coup d’œil à ce que lui montrait Beuchling, le sommet de la colline que couronnaient une admirable église romane et, autour, un vaste château composé de divers bâtiments et gardant encore l’empreinte de son constructeur, l'empereur Henri l’Oiseleur, aux environs du XIe siècle. Sous les nuages qui roulaient dessus, l’ensemble lui était apparu triste à pleurer en dépit de ses joyeux toits rouge clair. Donc à fuir au plus vite si l’occasion s’en présentait…

Tout en trottant derrière les amples jupes noires de son guide, elle put constater que, semblable à ces étranges fruits exotiques servis sur les tables princières, armés d’épines pour mieux défendre un cœur succulent, les antiques murailles abritaient des bâtiments Renaissance, un délicieux cloître et un magnifique jardin où, pour éclore, les fleurs n’attendaient qu’un rayon de soleil.

La duègne qui était en fait la gouvernante non religieuse de la maison et se nommait dame Gertrude ouvrit enfin devant la jeune femme la porte d’une chambre spacieuse au premier étage où le lit et les tentures étaient blancs et le tapis bleu. Au milieu, assise sur un tabouret parmi un archipel de coffres et de sacs, il y avait Utta toujours recouverte de sa cape, la tête dans les épaules et l’air accablé… Gertrude l’apostropha :

- Hé bien, ma fille, qu’attendez-vous là ? Ne devriez-vous pas être en train de tirer de tout ceci ce dont votre maîtresse a besoin pour ce soir ?

La jeune fille parut sortir de sa léthargie et se releva lentement :

- Est-ce ici que nous allons habiter ? demanda-t-elle au bord des larmes.

Aurore ne put s'empêcher de sourire : Utta comme elle-même pensaient, en quittant Goslar, que l’on allait droit à la cour de Saxe. La déception devait être rude mais, avant qu'elle n’eût ouvert la bouche, dame Gertrude mettait les choses au point :

- Pour cette nuit seulement. Demain, pendant la prise d’habit de ta maîtresse, tu seras conduite au logis que l’on prépare pour elle et tu pourras y ranger ses affaires…

Tandis qu’elle parlait Aurore avait remarqué deux malles de cuir à son chiffre qu’en partant pour le Harz elle avait laissées dans sa maison de Dresde.

- Comment sont-elles arrivées ? demanda-t-elle en les désignant.

- Je ne saurais le dire à Mme la comtesse, répondit Gertrude. Elles ont cependant été descendues de la voiture qui l’a amenée.

- Ouvrez-les ! Je veux voir ce qu’il y a dedans !

Le premier coffre contenait plusieurs toilettes en provenance de sa garde-robe mais le second n’en renfermait que deux : l’une en satin blanc brodé de petites perles accompagnées d’un précieux voile en dentelle de Malines. L’autre était d’épaisse soie noire avec une courte traîne et des manches ourlées d’hermine. Une fraise de mousseline empesée complétait cette tenue à la fois sévère et magnifique, copie exacte de ce que portait l’abbesse à la seule différence de la couleur : un violet profond pour celle-ci mais déjà Gertrude expliquait : Mme de Koenigsmark mettrait la robe de mariée - ce n’était pas autre chose - pour se rendre dans le chœur de l'église à l’occasion de la cérémonie du lendemain à l'issue de laquelle on la revêtirait de la robe noire pour recevoir la coiffe traditionnelle…

Une bouffée de colère fit rougir la jeune femme. Décidément à Dresde on avait tout prévu en lui interdisant le droit au choix…

- Il y a encore ceci, dit Gertrude en lui tendant une lettre qu’elle venait de trouver en dépliant la robe blanche.

Aurore s’en empara dans l’espoir qu’elle était de sa sœur, Amélie-Wilhelmine, comtesse de Loewenhaupt, qu’elle n’avait pas revue depuis qu’à Goslar on les avait séparées en leur ôtant même la possibilité de s’écrire, mais il n’y avait pas de suscription et la gravure du cachet de cire verte - une mouette couronnée - lui était inconnue, aussi se hâta-t-elle de l’ouvrir et ne put retenir une exclamation de surprise : elle était de la princesse douairière de Saxe, mère de Frédéric-Auguste, qui, sous une écorce abrupte, cachait un cœur compréhensif et lui en avait déjà donné plus d’une preuve1. Apparemment elle entendait continuer !

« Ces quelques lignes n’ont d’autre but, ma chère enfant, qu’apaiser la révolte que je devine en vous. C’est moi qui ai demandé à mon fils de vous ouvrir les portes de Quedlinburg à un moment où il songeait à vous marier à un baron aussi riche d’or que d’ancêtres dont vous n’auriez sans doute pas voulu pour vous conduire seulement au bal. Or, il importe que la mère du cher petit mystérieux occupe en Saxe une haute position tout en gardant une certaine liberté. Dans le monde où nous vivons, être chanoinesse représente à mon sens la manière la plus agréable de pratiquer le célibat puisque vous n’êtes pas tenue à résidence continuelle et pouvez mener votre vie à votre guise à condition de respecter les commandements de la Religion. En outre cela vous assure un douaire non négligeable à un moment où vous ne pourrez plus guère compter sur les largesses du prince. Certains y veillent de près… Acceptez donc d’un cœur tranquille ce qui vous est offert. Vous n’en conservez pas moins, ici, votre maison que vous souhaiterez, je pense, revoir un jour proche ainsi que vos amis. J’aurais aimé vous envoyer votre sœur dont la présence doit vous manquer mais Mme de Loewenhaupt est retenue ces temps-ci à Hambourg par je ne sais quel avatar de santé que l’on assure sans gravité mais qui ne saurait s'accommoder des chemins détestables. Ne vous tourmentez donc pas. Vous pouvez à présent écrire autant qu’il vous plaira mais gardez-vous de laisser à votre plume une totale liberté : les postes réservent parfois des surprises… Enfin, lorsque Beuchling rentrera je veillerai à vous envoyer votre voiture et ceux de vos gens dont vous pourriez avoir besoin. Anna-Sophia. »