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Il y avait seulement huit mois que l’adolescent avait été confié au vainqueur de Frauenstadt où la Saxe avait été sauvée d’une subversion totale lors de l’offensive de Charles XII par ce soldat qui commandait la délégation escortant sa mère au moment de sa téméraire entrevue de Livonie.

Vers la fin de l'année précédente, Aurore s’était inquiétée du destin envisagé par Auguste pour le fils qu’il n’avait d’ailleurs pas encore reconnu. En réponse, celui-ci avait demandé qu’on le lui envoie et Maurice, qui séjournait alors à Wierin avec son jeune précepteur Jean d’Alençon, un huguenot français émigré, l’avait rejoint à Dresde.

Là, descendu au Residenzschloss en pleins travaux - les Suédois l’avaient incendié au cours de leur rapide invasion -, il avait été présenté à sa grand-mère. Immédiatement séduite par ce grand garçon dont les yeux d’azur regardaient droit, elle avait noué avec lui des liens privilégiés - Maurice était tellement plus ouvert et plus séduisant que son autre petit-fils, l’héritier de Saxe ! - et passé de longues heures en sa compagnie. Lui avait tout de suite aimé la vieille dame si fière mais chaleureuse et sachant manier l’humour. C’était en effet d’une tendresse féminine qu’il manquait le plus. Sa merveilleuse mère vivait le plus souvent à Quedlinburg et si sa tante Amélie n’était venue le visiter régulièrement, son enfance se fût déroulée en la seule compagnie des hommes, valets, précepteurs, professeurs, avec le seul bémol de la présence bougonne d’Ulrica dont le caractère ne s’arrangeait pas en vieillissant et qui cachait soigneusement sous des épines la tendresse profonde qu’elle avait pour lui… Quant à son père, il ne l’avait pas revu depuis son entrée à Varsovie… douze ans auparavant !

Un matin, le jeune garçon vit entrer dans sa chambre un officier supérieur en grande tenue suivi d’un valet chargé de vêtements :

« Monsieur de Schulembourg entra dans ma chambre, écrivit-il plus tard, et me dit de la part du roi qu’il me destinait au militaire, que je devais aller le remercier et que nous partirions le lendemain, que mon équipage était tout prêt et qu’il ne m’était permis de prendre que mon valet de chambre. Jetais enchanté de toutes ces choses, surtout de n’avoir plus de gouverneur. M. de Schulembourg m’avait fait faire un uniforme de soldat que l’on me mit sur le corps avec un grand ceinturon, une grande épée et des guêtres à la saxonne, et dans cet équipage il me mena baiser la main du roi… »

Un quart d’heure après c’était chose faite et Maurice mit un petit moment à se remettre du choc causé par la vue de son gigantesque géniteur dont la voix profonde semblait venir des entrailles de la terre et dont le redoutable regard l’examinait d’un œil féroce. A la suite de quoi il l’emmena dîner. Un vrai festin copieux en toutes choses et même en vin et bière dont Auguste tint à lui faire boire une quantité inhabituelle. Ce qui lui donna envie de dormir, mais la déclaration que le roi fit au dessert le réveilla :

- Je veux que vous me secouiez ce drôle comme il le faut et sans aucune considération. Cela le rendra dur au mal. Commencez par le faire marcher à pied du rendez-vous jusqu’en Flandre !

Toutes fumées balayées, Maurice trouva l’audace de remarquer :

- Suis-je donc destiné à être fantassin ? La cavalerie est tellement plus belle !

Le terrible regard s’abattit sur lui comme la foudre :

- Qui vous permet de prendre ici la parole ? Sachez que nous n’avons pas besoin de votre avis ! (Puis, revenant à Schulembourg :) Je ne veux absolument pas que vous souffriez que dans la marche on porte ses armes : il a les épaules assez larges pour les porter lui-même. Et surtout qu’il ne paye point de garde pour le remplacer, à moins qu’il ne soit malade et bien malade…

Pétrifié, Maurice eut l’impression que le ciel lui tombait sur la tête : « J’ouvrais les oreilles et trouvai que le roi que je trouvais si bon parlait comme un Arabe. Je quittai Dresde avec beaucoup de plaisir ! »

Après un dernier au revoir à la princesse douairière, on partit donc à l’aube du lendemain… mais en voiture. Schulembourg, pensant peut-être aux cris indignés d’Aurore lorsqu'elle apprendrait le traitement réservé à son fils, trouvait pour sa part qu'il était un peu barbare pour un gamin de treize ans. Aussi décida-t-il de passer outre et Maurice, agréablement surpris, prit place dans sa voiture. On alla ainsi jusqu’à Lützen - le rendez-vous - où se réunissait l’armée. Pour la première fois de sa vie, l’adolescent vit passer une revue et admira l’ordre impeccable dans lequel défilaient les soldats sur le champ de bataille illustre où était tombé Gustave-Adolphe de Suède. Ce fut là que Maurice prêta serment au drapeau. Schulembourg l’embrassa et lui dit :

- Je désire que ce lieu vous soit d’un bon augure. Puisse l’esprit du grand homme qui est mort en ce lieu reposer sur vous ! Puissent sa douceur, sa sévérité, sa justice guider toutes vos actions ! Soyez aussi obéissant envers vos chefs que ferme dans le commandement : jamais de faiblesse, soit par amitié soit par ménagements, alors même qu’il ne s’agirait que de légères infractions. Soyez irréprochable dans vos mœurs et vous dominerez les hommes !

Ce discours l’impressionna si fort qu’il décida de suivre les ordres de son père.

- Je dois faire ce que l’on attend de moi, dit-il au général, mais merci, Monsieur, de votre bonté !

Et, prenant son sac à dos et son fusil, il rejoignit les autres fantassins en route vers la Flandre.

On était en plein hiver et un hiver singulièrement rigoureux. Il gelait à pierre fendre, transformant les habituelles fondrières des chemins en aspérités douloureuses. En dépit du courage de Maurice, lorsqu’on fit étape à Hanovre où d'autres troupes se joignaient à l’armée en marche, la triste réalité apparut : les pieds du gamin étaient en sang et son dos comme ses épaules couverts de bleus par le poids des armes et du sac :

- Vous avez suffisamment montré votre courage, mon garçon, lui dit Schulembourg. Remontez en voiture !

Maurice allait accepter avec soulagement quand il crut discerner des sourires moqueurs sur les figures des autres soldats :

- Vous êtes très bon, Monsieur, mais les ordres sont les ordres ! Avec votre permission j’irai jusqu’au bout !

Et, serrant les dents, il réendossa le pesant sac et le lourd fusil, stimulé par le murmure approbateur qui courut les rangs de ses compagnons de misère. Et l’on continua vaillamment jusqu’à Bruxelles où, en attendant les batailles à venir, Maurice fut extrait de la piétaille et replacé à son rang qui était celui d’enseigne. Sous l’égide de Schulembourg, il fréquenta des salons, fut présenté à la comtesse d’Egmont, au prince héritier de Hesse, à quelques généraux, et surtout au plus important de tous : le prince Eugène.

En cet homme extraordinaire consistait l’une des plus graves erreurs de Louis XIV. Eugène, en effet, était né à Paris, dans le cadre somptueux de l’hôtel de Soissons, cinquième fils d’Eugène-Maurice de Savoie-Carignan, comte de Soissons - ce qui en faisait un cousin du roi -, et d’Olympe Mancini, nièce du cardinal Mazarin, dont on disait quelle avait été la maîtresse de Louis XIV. Laid, petit et frêle, l’enfant destiné à la prêtrise fut aussitôt habillé en abbé, ce qui amusait le Roi-Soleil lorsqu’il venait à l’hôtel de Soissons. Compromise dans l’affaire des Poisons, Olympe dut s’enfuir à Bruxelles et Eugène, expulsé de sa maison natale par sa grand-mère, prit lui aussi la fuite et tomba dans la misère. Habité par la passion des armes, il rejeta la soutane et voulut entrer dans l’armée. Cependant il lui restait une amitié : celle du prince de Conti. Celui-ci le présenta au roi en demandant pour lui un commandement en souvenir des exploits de son père qui, toujours, avait fidèlement servi la France. Le grand roi ne répondit et ne regarda même pas le jeune homme. Alors, le 26 juillet 1683, Eugène quittait ce pays qui ne voulait pas de lui et se faisait présenter à l’empereur Léopold qui l’autorisa à servir dans son armée comme gentilhomme volontaire. C’était le début d’une fulgurante carrière. Louis XIV avait méprisé celui qui fut peut-être avec Turenne le plus grand soldat de son temps. Il le paya cher. Dévoué au service des Habsbourg comme son père à celui des Bourbons, Eugène sauva l’empire décadent et le rétablit à son rang de grande puissance. Il y trouva la gloire et la fortune qui lui permit de construire, entre autres, le palais du Belvédère à Vienne…