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De son côté, Aurore goûtait intensément ce bonheur dont elle savait qu’il ne durerait pas. Elle mesurait avec un étonnement un peu effrayé la fuite si incroyablement rapide des jours et ce qu’ils emportaient avec eux. Sa correspondance avec Charlotte Berckhoff, chez qui elle s’était rendue deux fois, jalonnait le temps écoulé.

La dernière fois qu'elle était allée à Celle, c’était en 1705, après la mort de Georges-Guillaume qui avait laissé la duchesse Eléonore dans un grand embarras. Son affreux gendre s’était hâté de mettre la main sur le duché qui devait revenir au fils de Sophie-Dorothée en dépit du fait que le duc avait institué sa fille légataire universelle. La mère avait même été chassée de son palais qu’elle avait quitté avec une dignité exemplaire et sans une larme pour se retirer dans son domaine de Wienhauser qui était bien à elle et où elle avait eu la prudence de faire transporter, dès l’agonie de son époux, ses meubles et ses objets les plus chers. Quant à ses bijoux elle les avait envoyés à sa fille. Une joie cependant lui était venue de France : de la façon du monde la plus inattendue, Louis XIV lui restituait le domaine d’Olbreuse resté longtemps en déshérence. Elle avait aussi pris la précaution d’envoyer en Hollande une somme de cent mille thalers, ainsi qu’elle l’avait confié à Aurore quand celle-ci était allée la voir avec Charlotte.

Les trois femmes avaient même effectué ensemble le voyage d’Ahlden. O combien douloureux pour cette mère à qui l’on avait retiré le droit d’approcher sa fille. Elles avaient dû se contenter d’attendre au bord du chemin que vienne l’heure de la promenade quotidienne. Spectacle torturant pour Eléonore et cruel pour ses amies ! Elles avaient vu passer, dans un carrosse vitré enveloppé de cavaliers armés, une raide statue noire coiffée d’une haute fontange et littéralement couverte de diamants sous une écharpe de dentelle noire. Très pâle, Sophie-Dorothée ne regardait rien, ne voyait rien !

Par un valet sensible à l’or, la duchesse avait réussi à savoir que sa fille s'habillait de la sorte pour la promenade et ensuite soupait seule, dans la petite salle à manger d’Ahlden blanchie à la chaux, en robe de cour à grands volants de moire noire, hiératique et muette. Sa « cour » avait augmenté avec son statut d’héritière : une première dame d’honneur lui présentait la serviette, la seconde essayait les plats, cependant que plusieurs valets assuraient le service sous les yeux de verre d’un ours empaillé. Elle ne parlait à personne mais, parfois, elle ébauchait un sourire et ses lèvres remuaient sans émettre un son, comme si elle s'adressait à une invisible présence assise de l’autre côté de la table. Elle était alors plus parée que jamais… Pourtant elle n’était pas folle. Simplement brisée, comme on avait pu s’en rendre compte quand, un incendie s’étant déclaré au château, elle était restée assise, sa cassette à bijoux sur les genoux, refusant de s’éloigner du brasier sans un ordre du gouverneur, indifférente aux flammes si proches…

Les enfants de la prisonnière n’avaient pas non plus réussi à l’approcher. Et son fils avait tâté de la prison pour avoir voulu forcer les barrages. Quant à sa fille Sophie-Dorothée, aussi ravissante qu'elle, en dépit de son mariage avec Frédéric-Guillaume de Prusse qui l'avait faite reine1, elle n'avait pas mieux réussi malgré son statut de souveraine étrangère. Elle et son frère devaient se contenter de haïr leur père… En effet, la mort de l’Electeur Ernest-Auguste en 1706 avait donné tous pouvoirs à « Groin de cochon » pour savourer à son aise la plus cruelle des vengeances…

Tout cela, Aurore le conservait dans son cœur. Elle en parlait de temps en temps avec son fils et avec Nicolas toujours fidèle au poste. Le jeune homme appréciait le chevalier servant de sa mère, heureux qu’il y ait auprès d’elle cet amour silencieux et constant. Ce qui ne l’empêcha pas de s’ennuyer ferme au bout de quelques semaines. Les offices, les psaumes et les harangues des pasteurs l’assommaient. En outre, voir souvent sa mère dans la grande robe noire qu’il jugeait sinistre le révulsait.

Il en était à ne plus savoir que faire en dépit des parties de chasse avec Nicolas quand son père le rappela à Dresde afin de prendre sa part dans l’interminable guerre du Nord contre la Suède qui avait eu de si fâcheux résultats et risquait d’en avoir plus encore : le tsar Pierre préparait sournoisement un envahissement de la Pologne. Et Maurice retrouva la vie des camps avec délices. Au siège de Stralsund - et alors qu’il n’avait pas quinze ans ! - il souleva l’admiration d’Auguste en passant une rivière à la nage, son pistolet entre les dents et sous le feu des canons, et plus tard encore à Pennemünde. Le résultat fut que le roi de Pologne qui commençait à aimer ce gamin héroïque l’autorisa à lever, en son nom, un régiment de cavalerie. Des chevaux, enfin ! Et le grade de colonel par-dessus le marché. Le rêve !

Fou de joie, Maurice passa les premiers mois de 1712 à recruter ses hommes, nommer ses officiers et choisir ses chevaux, tellement content qu’il en négligea les fêtes du Carnaval, qui à Dresde revêtaient toujours une splendeur et une gaieté égalant presque celles de Venise. Au grand dépit de quelques jolies femmes sensibles à la carrure et au charme du jeune colonel.

La seconde capitale d’Auguste vivait d’ailleurs les débuts de sa renaissance. On avait reconstruit plusieurs palais, achevé la terrasse de Moritzburg, tracé les plans du Zwinger, l’extraordinaire palais royal que voulait le roi. En outre, la découverte de la porcelaine dure par un alchimiste nommé Boettger, qu’Auguste tenait quasiment prisonnier dans une forteresse, et l’annonce d’une manufacture dans l’Alberchtburg de Meisen, dernier séjour forcé du malheureux inventeur, faisaient de la ville un point de mire. Enfin on avait célébré les noces du tsarévitch Alexis, fils de Pierre le Grand, avec Charlotte-Christine de Brunswick-Wolfenbuttel, qui avait été élevée par sa tante Christine-Eberhardine… Mais ces faits passaient totalement au-dessus de la tête de Maurice.

Enfin vint pour lui le moment tant attendu du départ pour le Nord. « Les alliés avaient décidé d’enlever au roi de Suède sa dernière possession en territoire germanique : le duché de Brême »… dont la capitale n’était autre que la petite ville de Stade, construite jadis par le maréchal de Koenigsmark et continuée par le palais d’Agathenburg, berceau d’Aurore et d’Amélie. Mais qui ne leur appartenait plus depuis que les Suédois s’en étaient emparés.

Et ce ne fut pas sans émotion qu’au pas lent de son cheval Maurice de Saxe pénétra dans l’enceinte de cette grande demeure totalement pillée et ravagée par les occupants. Seule restait la chapelle trop sévère pour avoir tenté les voleurs. Cependant, elle avait souffert d’un bombardement qui avait endommagé le toit. Les tombeaux, eux, étaient intacts et, durant de longues heures, Maurice s'isola avec ces hommes indomptables qui avaient écrit en lettres de feu le nom des Koenigsmark dans le ciel de l’Europe, s’attardant plus volontiers devant le Grand Maréchal, devant l’oncle « Conismarco » surtout, dont la vie échevelée lui plaisait particulièrement, devant ses parents enfin. Là étaient ses ancêtres, là étaient ses racines. Il pensa qu’Agathenburg lui revenait de droit et le soir même écrivait à sa mère pour qu’elle obtînt d’Auguste II qu’il leur fît rendre les biens ancestraux et surtout cette chapelle dont il venait de découvrir qu'elle lui était chère. Aurore en pleura de joie et se jeta sur sa plume pour demander la restitution des domaines si vaillamment reconquis par son fils…