Выбрать главу

Une heure plus tard, soutenue par Louison, elle quittait à son tour l'hôtel de Conti pour se réfugier chez sa grand-mère, la princesse de Condé.

Les bruits se répandaient vite à Paris, comme si les murs formaient une caisse de résonance. Dès le matin on colporta que le comte de Saxe s'était battu avec le prince de Conti et que celui-ci l'avait blessé. Chez le Régent qui recevait le jour de Noël, c'était, évidemment, le sujet des conversations encore que les avis fussent partagés, une bonne moitié de ceux qui étaient là refusant l'idée que Conti se fût battu lui-même.

- Il aura fait appel à des spadassins, auquel cas le pauvre Saxe doit être mourant à cette heure, émit la belle Mme de Parabère, actuelle maîtresse du prince, qui avait un faible pour le Saxon.

Mais avant qu’elle eût achevé sa phrase, on annonçait le comte de Saxe et il se fit un silence tandis que s'ouvraient les rangs des courtisans. Il apparut, pâle mais souriant, vêtu de velours et de satin noirs qui faisaient ressortir la blancheur de ses manchettes et de sa cravate de dentelle sous laquelle se cachait une sorte de minerve qui lui maintenait le cou. Il étayait sur une canne une boiterie assez prononcée. Mais aucune trace de blessure.

Avec sa bonhomie habituelle, Philippe d’Orléans lui évita la moitié du chemin et vint le prendre par le bras :

- Hé bien, mon pauvre Saxe, que t'arrive-t-il ? Tu es blessé ?

- C'est beaucoup moins glorieux que cela, Monseigneur ! Simplement les marbres des Tuileries sont trop bien cirés : j’ai chu dans l’escalier en sortant de chez le roi. Résultat : je me suis tordu le cou et foulé la cheville. Votre Altesse voit que ce n'est pas bien méchant ! La seule chose que je ne puisse faire c’est danser… Et, comme je n’y ai jamais excellé, la perte ne sera pas grande !

Le Régent l’emmena saluer sa femme qui lui tendit une main languissante, puis sa mère qui l’accueillit d’un froncement de sourcils en lui désignant un siège auprès de son fauteuil :

- Asseyez-vous là et causons ! Vous pouvez nous laisser, mon fils ! Je vais lui expliquer comment il faut descendre les escaliers !

Et, sans autre transition que le maniement énergique de son éventail, elle émit en allemand :

- A présent, mon garçon, dites-moi tout !

Il considéra un instant avec amusement l’imposante princesse parée de fausses perles dont les moires épiscopales s’étalaient sur une vaste surface :

- Avec la permission de Madame : tout quoi ?

- Je veux la vérité. Cette histoire de duel ne tient pas : si cet imbécile savait se servir d’une épée cela se saurait. En revanche il est parfaitement capable de monter une embuscade à l’aide de malandrins grassement payés pour se débarrasser de vous !

- Cela aurait pu se passer ainsi mais je n’ai pas rencontré le prince depuis des semaines.

- Mais… vous avez vu sa femme ? Ne mentez pas !

- J’ai trop de respect et d’affection pour Votre Altesse Royale pour lui mentir. J’ai vu la princesse mais pas aussi longtemps que je l’aurais souhaité. Mais il n’y a eu ni duel… ni escalier ! Et, baissant la voix : j’ai sauté par une fenêtre sur le quai. C’était plus haut que je ne pensais…

- Il n’empêche que vous jouez avec le feu, cette folle et vous. Jusqu’ici vous avez eu une chance qui pourrait ne pas se renouveler. Conti est mauvais comme la gale. Votre belle amie l’a si bien compris qu’elle a quitté sa demeure pour se réfugier chez sa grand-mère. Et je vous conseille fortement de cesser de vous voir, sinon votre prochain rendez-vous pourrait être à la porte de l’Enfer !

- Oh ! fit Maurice, offusqué. Pourquoi pas le Paradis ?

- Parce qu’il me paraît la destination normale de ceux qui commettent l’adultère. « Tu ne convoiteras pas le bien d’autrui », a dit le Seigneur. Et…

- Je l’aime ! murmura Maurice, le regard planté dans celui de la Palatine.

- Alors aimez-la de loin si vous voulez vivre vieux tous les deux. Comme tous les braves il vous est impossible d’imaginer qu’un couard puisse être dangereux. Celui-là est d’autant plus rusé et mauvais qu’il est laid et que sa femme ne l’aimera jamais. Je ne sais même pas comment elle a pu lui donner un fils. Si vous vous obstinez, il faudra prendre garde à tout : les ruelles, les ombres, les plats trop épicés, le cheval qui devient fou, le médecin qui vous saigne, la balle venue de n’importe où…

- Autrement dit, il faut vivre cloîtré en ne voyant personne et en faisant goûter sa cuisine ? Quelle abomination !

- Alors, séparez-vous d’elle ! Renoncez en songeant qu'elle est encore plus exposée que vous et que le mépris n’a jamais constitué une cuirasse.

- Je ne pourrai jamais !

- Eh bien faites semblant ! Courtisez une autre femme ! Cela ne doit pas vous être difficile ? Elles sont une meute qui ne demande qu’à se déchaîner sur vous.

Et, comme il faisait la grimace, elle devina sa pensée.

- Dans cette affaire de cour cela vous ennuie parce que ce serait sous ses yeux ?

- J’avoue, oui !

- Alors essayez le théâtre, l’Opéra, la Comédie, que sais-je ? Vous n’aimez pas les danseuses ni les actrices ?

- Je vais souvent à l’Opéra car j’aime la musique et la danse où je suis si maladroit… et aussi les danseurs. La Comédie m’ennuie avec ses envolées lyriques, ses tirades…

- Avez-vous déjà vu… et entendu la Lecouvreur ? Comédie, tragédie, tout lui est bon et tout en elle est parfait ! Je vous la recommande dans Phèdre où elle atteint au sublime. En outre elle est charmante, faite au tour, fort bien éduquée et reçue dans la meilleure société. Elle est l’ornement du salon de la marquise de Lambert.

- Dans le monde ? Une comédienne ?

- Eh oui ! Toutes les femmes nobles ne sont pas idiotes et Mme de Lambert qui est pourtant l’égérie de l’Académie la reçoit. Cela n’étonnerait personne que vous tombiez amoureux d’elle. Au moins en apparence. Elle a tellement de soupirants ! Vous ne serez qu’un de plus… D’ailleurs elle ne vous remarquera peut-être pas, conclut-elle en faisant signe à un valet porteur d’un plateau chargé de verres.

La finaude savait bien ce qu’elle faisait. Au cours de sa déjà longue existence elle avait trop étudié les hommes pour ne pas avoir percé à jour celui-là dès leur première rencontre. Sans être arrogant, il était plutôt content de lui et ses nombreuses conquêtes féminines ne le prédisposaient pas à la modestie. Fût-ce au moins à cause de sa taille, il ne concevait pas qu’on ne pût le distinguer au milieu d’un troupeau d’hommes.

- Votre Altesse Royale dit qu’elle s’appelle ?…

- Adrienne Lecouvreur. Tout Paris ne parle plus que d’elle et si vous n’avez jamais entendu son nom c’est que vous devenez sourd ! Dans ce cas il faut consulter !

En réalité, elle s'appelait Couvreur, née à Damery, près d’Epemay, d’un honnête chapelier et d’une blanchisseuse qui vinrent s’installer à Paris pour avoir une meilleure pratique et pour que leurs enfants eussent une meilleure chance dans la vie. La jeune Adrienne avait même été confiée aux Filles de l’Education chrétienne, rue du Gindre, où elle prit le goût de la littérature et surtout celui des grands textes de Racine, Corneille et autres, ce qui la fit rêver de théâtre. Le hasard voulut qu’en se rendant assez fréquemment chez l’épicier de la rue Férou elle y fit connaissance d’une troupe de jeunes comédiens amateurs auxquels le brave homme prêtait sa cave. Là, au milieu des sacs de haricots, de pois, de cassonade, de noix, des tonneaux de vinaigre et des odeurs de safran, de muscade, de poivre et de cannelle, on avait entrepris de mettre en répétition Polyeucte de M. Racine. C’était en 1705 et quand Adrienne les rejoignit, on obtint - ô merveille ! - de donner une représentation chez Mme la présidente du Gué dans un des salons de son bel hôtel de la rue Garancière3. Elle impressionna tellement ses compagnons qu’on lui confia le rôle de Pauline.