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Il y avait évidemment plus de bonne volonté et de passion que de réel talent dans la petite troupe mais - fut-ce le timbre exceptionnel de sa voix ? - tous tombèrent d’accord sur le fait qu’Adrienne avait du génie. D’ailleurs, la représentation fut un succès en dépit de la présence du doyen des Comédiens-Français, venu là en principe empêcher un spectacle dont l'exclusivité appartenait à sa troupe mais que l’ascendant de Mme du Gué et de certaines de ses relations avait réduit au rôle de spectateur - très attentif ! - et que la jeune Adrienne séduisit sans peine au point qu’il proposa aussitôt d’être son professeur. Un professeur singulièrement compétent bien que n’ayant jamais joué les premiers rôles et, trois ans plus tard, à dix-sept ans, la jeune fille, devenue Lecouvreur, partait pour Lille avec la troupe que venait de former Elisabeth Clavel, transfuge toute récente des Comédiens-Français mais toujours sous la houlette de Legrand. Les débuts eurent lieu au Grand Théâtre de Lille alors que la ville était assiégée par les impériaux, parmi lesquels se trouvait un jeune soldat nommé Maurice de Saxe et, au moment même où celui-ci découvrait l’amour avec la mignonne Rosette Dubosan, la comédienne en faisait autant avec le frère de sa directrice, Louis Clavel, un modeste auteur.

S’il fut l’initiateur, Clavel ne dura guère : il était de goûts modestes alors qu’Adrienne voulait tout ce que la fortune peut offrir à une jolie femme. Elle quitta Lille pour le théâtre de Lunéville où régnait le duc Charles de Lorraine, et où elle crut rencontrer le véritable amour avec Philippe Le Roy, un officier du prince… Mais cette aventure elle non plus ne dura guère : à peine le temps de mettre au monde une petite fille nommée Elisabeth. Adrienne s’était déjà éprise d’un autre admirateur, le baron de Danne. Plus que tout autre il lui plaisait, au point qu'elle songea à tout quitter pour le suivre là où il lui plairait de l’emmener. Sans doute le début d’un grand amour auquel le destin mit une fin tragique : Danne fut tué à la bataille Ramillies et Adrienne crut mourir de douleur. Elle partit pour Strasbourg où Legrand, qui veillait sur elle comme sur sa fille, l’avait fait engager sans tarder. A nouveau le succès, à nouveau une aventure à laquelle la jeune femme trouva la douceur d’une consolation : c’était le comte de Kingling dont elle eut une autre fille, Françoise. Il était fort épris mais la famille veillait au grain : on concocta un riche mariage et Kingling dut quitter sa maîtresse4.

A nouveau au désespoir, Adrienne écrivit alors à son amie Elisabeth Clavel :

« Je sais par expérience qu’on ne meurt pas de chagrin. Il est des erreurs bien douces où je ne peux plus me livrer. De trop tristes expériences on éclairé ma raison : je suis excédée de l’amour et tentée de rompre avec lui pour toujours, car enfin je ne veux ni mourir ni devenir folle… »

L’irremplaçable Legrand lui avait fait comprendre que seul le théâtre - et aussi ses filles qu’elle confiait à leur grand-mère - était capable de remplir le cœur et la vie de l’immense actrice qu’elle était en train de devenir. On dit adieu à Strasbourg. Paris, où Legrand s’était occupé de la faire engager chez les Comédiens-Français, l’attendait.

Le 27 mars 1717, elle occupait pour la première fois une scène qui allait retentir de ses succès, dans le rôle d’Angélique du Georges Dandin de Molière. Et en présence du Régent et du tsar Pierre de Russie ! On lui fit un triomphe. Chacun des spectateurs avait compris, en l’écoutant, qu’il se passait quelque chose d’important pour le théâtre : Adrienne Lecouvreur avait abandonné le ton emphatique alors en faveur et, jouant à merveille d’une voix exquise, apportait à ses rôles une simplicité et un naturel profondément émouvants.

Elle devint le point de mire de tous les auteurs à la mode. Parmi eux un certain François Arouet, fils de notaire, dont elle créa L’Indiscret, sa première comédie. Au cours de la première représentation, le jeune homme transporté par son jeu l’applaudit et l’acclama avec tant d’ardeur qu’il indisposa l’un des spectateurs, le chevalier de Rohan, qui, en le toisant, demanda bien haut qui était ce petit monsieur si bruyant.

- C’est, riposta le futur Voltaire, un homme qui ne traîne pas un grand nom mais qui sait honorer celui qu’il porte !

Et il tira son épée, mais un Rohan ne se battait pas avec ce qu’il considérait comme un croquant : il se contenta de lever sa canne et, deux jours plus tard, faisait bâtonner l’imprudent par ses laquais. Après quoi, François Arouet dut aller soigner ses contusions à la Bastille. Voltaire naîtra de cette injustice… et recevra d’Adrienne la plus douce des consolations. Liaison passagère où le cœur profond ne s’engage pas, ce cœur qu’elle ne voulait plus donner à qui que ce soit. Et pourtant…

En dépit de la crânerie affichée au soir de Noël chez le Régent, Maurice broyait du noir. D’abord il se sentait moulu et courbatu, ce qu’il avait en horreur, ensuite il détestait devoir se séparer de sa princesse, ce qui ne le mettait guère en forme pour faire des ronds de jambe devant une jolie comédienne, si célèbre fût-elle. Et il n’aimait pas davantage l’idée de feindre un attachement qu’il n’éprouvait pas. Ce serait indigne d’une jeune femme dont il n’ignorait pas l’estime que le monde lui portait et, se sentant peu doué pour la comédie, il se voyait mal dans ce rôle de faux amoureux. Même si la belle lui inspirait quelque désir, car il se connaissait assez pour n’avoir à craindre aucune défaillance, mais le cœur n’y serait pas… Le sien berçait sa mélancolie en contemplant une miniature représentant Elisabeth qu’il avait reçue de la plus romantique des façons. Un billet remis par Charolais l’avait prié de se trouver certain soir, entre onze heures et minuit, à une croix de chemins dans la forêt de Montmorency.

Un tout petit billet glissé à Charles par la camériste de la princesse à son frère alors que, sur l’ordre de l’affreux Conti, elle devait quitter l’hôtel de Condé pour les terres de son mari et son château de L’Isle-Adam.

Charolais, qui haïssait son beau-frère, avait accompagné Maurice au rendez-vous afin de lui éviter toute mauvaise surprise. Là, ils avaient attendu un moment avant de voir passer une berline armoriée, entièrement fermée, d’où, au passage et en ralentissant à peine, une main avait jeté un paquet devant les jambes d’un des chevaux. Il contenait un médaillon d’or et de petites perles sertissant le ravissant visage de la princesse et une lettre :

« Je ne sais s’il me sera donné un jour de vous revoir mais je veux que vous sachiez que je vous aime plus que je n’ai jamais aimé… »

Il avait pleuré en recevant ces quelques mots et depuis la miniature ne quittait plus sa poitrine, pendue à son cou. Et pour tenter d’oublier il s’était mis au travail…

Depuis son retour en France, il étudiait avec passion le génie, l’art des fortifications porté si haut par M. de Vauban, les mathématiques surtout pour lesquelles il avait de grandes dispositions encore peu exploitées. Et, depuis qu’il possédait son régiment, il inventait pour lui des règlements plus humains qu’ailleurs et avait mis au point une technique de manœuvres qui avait attiré sur lui l’attention du chevalier de Folard, un maître en ce qui touchait le militaire. Une amitié solide s’était nouée entre lui et ce Provençal d’une cinquantaine d’années qui, enthousiasmé par les Commentaires de César, s’était engagé à dix-huit ans, avait servi sous le duc de Vendôme puis sous le duc d’Orléans, retour chez Vendôme, blessé assez sérieusement à Malplaquet pour craindre la retraite, ce qui lui avait permis de devenir ingénieur en fortifications. Il n’en avait pas moins combattu encore chez les chevaliers de Malte puis sous Charles XII de Suède qu’il avait quitté à sa mort pour revenir en France où il avait été nommé mestre de camps, ce qui constituait son bâton de maréchal ; mais les Commentaires qu'il écrivait à son tour lui avaient formé une réputation. C’est alors qu’il avait voulu rencontrer le comte de Saxe auquel le liait déjà une véritable amitié épistolaire. Au physique c’était un homme de taille moyenne, sec comme un sarment, avec un visage ouvert, facilement souriant, des yeux bruns et vifs, appuyant sur une canne à pommeau d’or une boiterie prononcée, souvenir de Malplaquet. Au cours de sa carrière il avait appris à aimer les beaux textes et adorait le théâtre. Ce fut lui qui emmena Maurice à la Comédie-Française.