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- Ce soir, la Lecouvreur joue Phèdre. Elle y est sublime… et vous semblez avoir grand besoin de sublime.

- Je n’ai guère envie de sortir. Je boite encore, expliqua Maurice étourdiment mais réalisant aussitôt : Oh, je vous demande pardon !

- Pourquoi donc ? dit Folard en riant. Claudiquer est devenu chez moi une habitude. Il faut seulement y mettre la bonne humeur qui tient lieu de grâce. Et pour une fois nous serons deux ! Et comme vous ne pouvez manquer de faire sensation où que vous vous rendiez, je profiterai de votre gloire !

C’est ainsi que sur le coup de cinq heures et demie, les deux amis descendaient de voiture rue des Fossés-Saint-Germain5 devant la belle façade construite à la fin du siècle précédent par Orbay avec son fronton triangulaire où s’alanguissait une Minerve au-dessus des armes de France et d’un cartouche portant en lettres dorées « Hôtel des Comédiens du Roy entretenus par Sa Majesté ». L’intérieur, gris, bleu et or était élégant et nouveau avec son amphithéâtre relevé entre le parterre et les premières loges6, et ses grands lustres en forme de roue supportant une foule de chandelles.

En véritable amateur de théâtre, le chevalier de Folard n’appréciait pas la manie des spectateurs - surtout les jeunes ! - nobles, fortunés ou les deux d’arriver en retard, parfois après le premier acte, et de s'installer bruyamment à leurs places sans se soucier de déranger les comédiens ou même le public. Il tenait à être à l'heure et l’on frappait tout juste les trois coups lorsque les deux hommes pénétrèrent dans la salle, déjà bien remplie. Le chevalier sourit avec satisfaction :

- C’est toujours ainsi quand la grande Adrienne joue. On sait sa répulsion à être troublée. Il lui est même arrivé de sortir de scène.

- Une comédienne ? Elle a osé ?

- C’était pourtant en présence du Régent et il lui a donné raison. C’est que ce n’est pas une actrice comme les autres. Vous verrez !… Voulez-vous monter sur scène ?

Trois rangs de banquettes l’encadraient en effet ; y prenaient place uniquement des hommes appartenant à la jeunesse dorée7 de la Cour et de la Ville.

Maurice refusa. Sa haute taille attirait suffisamment les regards sans qu'il eût la moindre envie de se faire remarquer davantage. D’ailleurs on le reconnaissait et son ami Louis-Auguste de Dombes qui se trouvait là fit faire place aux arrivants, le tout sans bruit. Sur la scène Hippolyte venait de paraître en compagnie de Théramène, son gouverneur :

Le dessein est pris, je pars, cher Théramène

Et quitte le séjour de l’aimable Trézène

Dans le doute mortel où je suis agité

Je commence à rougir de mon oisiveté…

Maurice écouta poliment les raisons pour lesquelles ce beau jeune homme voulait abandonner sa terre natale et qu’il ne trouvait pas tellement valables mais les vers étaient magnifiques et fort bien dits. Par choix personnel il préférait la comédie aux spectaculaires douleurs qui avaient déchiré les gens d’un monde antique mais il était venu pour la Lecouvreur, il attendait la Lecouvreur. Et soudain, annoncée par sa confidente Œnone comme étant au bord du trépas, Phèdre apparut, somptueusement vêtue de pourpre sombre et d’or sous des bijoux magnifiques mais se soutenant à peine. La salle éclata en applaudissements qu’elle calma d’un geste de la main :

N’allons point plus avant. Demeurons, chère Œnone.

Je ne me soutiens plus, ma force m’abandonne…

Cette voix ! Cette voix inoubliable que Maurice désespérait d’entendre à nouveau et qui avait su l’émouvoir jusqu’au plus profond ! Et ces yeux d’un bleu violet pailleté d’or où les larmes allumaient des étincelles ! Ces gestes pleins de grâce en dépit de la souffrance exprimée ! C’était elle, la jeune dame à l’hermine dont la voiture lui avait fait prendre un bain de boue ! Dieu qu’elle était exquise et émouvante ! Fasciné, Maurice se leva pour mieux la voir… soulevant des protestations indignées. Alors il se rassit et resta suspendu aux lèvres fraîches, frappé d’éblouissement, bercé par la noble musique des alexandrins, vivant un moment d’émerveillement absolu.

A la fin du premier acte, il voulut s’élancer dans les coulisses mais le chevalier de Folard se suspendit aux basques de son habit pour l’obliger à rester tranquille :

- Pour féliciter les comédiens il faut attendre la fin de la pièce.

En effet, même les occupants des insupportables banquettes restaient à leur place. Le spectacle d’ailleurs reprit bientôt.

Les quatre premières scènes laissèrent Maurice indifférent : à la limite il n’essayait même pas de comprendre ce qui se passait : il attendait Phèdre. Mais enfin elle parut sous les voiles noirs du deuil d’un époux et l’enchantement reprit pour atteindre soudain un point extrême : la reine venait de s'avancer jusqu'au bord de la scène, tournant franchement le dos à Hippolyte à qui cependant elle révélait son amour sous l’apparence de ce qu’avait été celui porté au défunt Thésée. Son beau regard planté hardiment dans celui de Maurice, elle soupira sur le ton de la passion :

Je l’aime. Non point tel que l’ont vu les Enfers,

Volage adorateur de mille objets divers

Qui va du dieu des morts déshonorer la couche

Mais fidèle, mais fier et même un peu farouche

Charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi

Tel qu’on dépeint nos dieux… ou tel que je vous vois…

Une rumeur de surprise voltigea sur la salle cependant que le prince de Dombes s'exclamait :

- Morbleu ! Si ce n'est pas une déclaration je veux bien être pendu ! Elle t'aime ?

Contenant avec peine son émotion, Maurice murmura, les yeux attachés sur la comédienne qui revenait à Hippolyte :

- Je n'aurais jamais osé l'espérer mais je crois que moi aussi je l'aime…

Plus discret, le chevalier de Folard ne fit aucune remarque. Avec sa finesse habituelle il devinait que quelque chose venait de se passer et que son jeune ami énonçait une vérité toute neuve qu'il ignorait encore en entrant à la Comédie…