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Il ne put cependant retenir sa surprise quand, le spectacle achevé sous un tonnerre d'applaudissements, plusieurs rappels et un déluge de fleurs, le comte ne se joignit pas à la ruée des admirateurs partis à l'assaut des coulisses :

- Vous n'allez pas la féliciter ?

- Non. Elle ne m'attend pas d'ailleurs. Dites-moi seulement, mon cher ami, où elle habite…

- Rue des Marais-Saint-Germain, pas loin d’ici. Je vais vous conduire…

C’était une rue étroite, obscure en dépit de la lanterne placée à chaque extrémité8. Les voitures n’y pouvaient passer qu’une à la fois. Celle de Folard déposa Saxe vers le milieu, devant un profond porche formant une sorte de caverne encore plus obscure que les fenêtres de la rue où s’abritait une belle porte de chêne à ferrures de bronze.

- C’est un boyau, grogna Maurice.

- Mais combien séduisant ! Tenez, le grand Racine est mort là, juste en face, et l’hôtel de Mlle Lecouvreur est charmant ! Alors, je vous laisse ou bien vous avez peur dans le noir ? ironisa le chevalier. Je peux aussi vous ramener chez vous ? C’est à côté et…

- … l’hôtel de Conti est à deux pas, je sais ! Vous me laissez ici, mon cher Folard ! Cette attente dans l’obscurité en prendra un air espagnol tout à fait romantique !

Et, avec un bonsoir rapide, Maurice sauta à bas du véhicule, s’enroula jusqu’aux yeux dans son ample cape noire et alla s’appuyer contre le chambranle du portail où il disparut, avalé par la nuit. Folard le salua d’un geste de la main puis ordonna au cocher de continuer. Le jeune homme resta seul, pensant qu’il devait avoir assez l’air d’un malandrin embusqué dans l’attente d’un mauvais coup et cela l’amusa. La victime qu’il guettait était de tout autre sorte, si douce et si fière à la fois ! Il n'avait même pas besoin de fermer les yeux pour la revoir telle qu'elle était tout à l’heure quand elle s’était avancée vers lui pour lui dire qu’elle l’aimait à la face du Tout-Paris. Demain on en ferait des gorges chaudes mais cela en valait la peine : il fallait que cette nuit elle soit à lui !

Comme il faisait de plus en plus froid, il se mit à marcher de long en large. Le temps s’éternisait et à mesure qu’il passait sa belle humeur s'effilochait. Il en vint à se traiter d'idiot ! Cette femme était célèbre, la reine de Paris en quelque sorte. Il avait vu une véritable meute se presser autour d'elle. Sans doute s’était-elle rendue à une fête dont seule l’aurore la chasserait et lui était là à se geler ! Si encore il était en bottes ! Mais l’élégance voulait que l’on se rendît au théâtre, ou n’importe où dans le monde, en bas de soie et souliers fins à talon rouge dans lesquels ses pieds se glaçaient lentement. La moutarde commença à lui monter au nez - un parfum dont ne s’accommodaient pas les rêves ! -, son piétinement s’accéléra et il allait enfin quitter son porche pour retourner chez lui quand une voiture, lanternes allumées, s’engagea dans la rue. Il la reconnut au premier coup d’œil.

Quand elle s’arrêta pour se faire ouvrir le portail, il laissa tomber le pan de son manteau remonté jusqu’aux yeux et vint à la portière à l’instant précis où la comédienne s’y penchait :

- Vous étiez là ? se désola-t-elle. Vous étiez là et je n’en savais rien !

- Auriez-vous quitté la fête plus vite si vous l’aviez su ?

- Quelle fête ? L'une de mes camarades s’est évanouie dans sa loge. Je l’ai ramenée chez elle pour lui donner quelques soins. Mais montez, la voiture a juste la place pour entrer dans la cour.

Elle lui tendit une main, chaude encore du manchon de zibeline d’où elle sortait, et il se retrouva assis à ses côtés sur les coussins de velours dans la tiède atmosphère de cet espace embaumé du parfum d’Adrienne. Dans l’ombre du véhicule, il vit scintiller les beaux yeux qui le fascinaient :

- Vous m’attendiez, vous ? murmura-t-elle en proie à une émotion qui la faisait trembler.

- Il me semble que je vous attends depuis toujours, souffla-t-il en la prenant dans ses bras.

Ce n’étaient pas propos de galant homme mais une évidence qui venait de se révéler à lui. Adrienne était celle qu’il avait cherchée à travers toutes les autres, la seule auprès de qui il retrouvait, intacte, la fraîcheur de son premier amour. Et ce fut en la serrant contre sa poitrine comme un trésor qu’il lui fit franchir le seuil du délicieux petit hôtel particulier qu’elle habitait et l’emporta jusqu’à la grande chambre où le feu flambait joyeusement dans la cheminée de marbre…

CHAPITRE VIII

ADRIENNE OU LA PASSION

En s’éveillant, le matin suivant, dans la chambre d’Adrienne, Maurice eut l’impression d’avoir changé de planète. D’abord ce n’était pas une chambre comme les autres. Toutes celles qu’il avait connues, hormis la sienne, n’étaient que des écrins à falbalas, des espaces soyeux et parfumés voués entièrement à la féminité. Celle-là c’était différent…

D’abord elle tenait presque tout le premier étage de l’hôtel - avec la petite pièce réservée au bain. Elle était vaste et claire avec ses hautes fenêtres donnant en partie sur une terrasse fleurie en été sous laquelle étaient les écuries, mais à l’exception du lit-tombeau habillé de soie blanche à bouquets cramoisis qui se fondait dans le décor, c’était un salon tendu de belles tapisseries ordonné autour d’un clavecin de bois précieux peint à la chinoise accompagné de deux canapés de damas vert et de petits fauteuils blancs et rouges. Près de la cheminée surmontée d’une glace trumeau dont le cartouche représentait des amours folâtrant, il y avait deux confortables bergères en soie dorée et argentée à galons verts ainsi qu’une chaise longue protégée par un paravent à dix feuilles à sujet chinois. Une pendule de parquet en marqueterie complétait l’ameublement avec, près d’une fenêtre, une table à écrire en marbre blanc et bois doré assortie à une console supportant deux vases de Chine et un grand chandelier d’argent. En fait, la femme raffinée qu’était Adrienne avait ressuscité à son usage ces « ruelles » du siècle précédent où l’on se rassemblait pour discuter les nouvelles du jour, faire de l’esprit et parler littérature. Introduite dans le monde et lettrée, la jeune femme aimait y recevoir ses nombreux amis : Voltaire, Fontenelle, Dumarsais, le marquis de Rochemore, le comte de Caylus, Charles d’Argental qu’elle aimait particulièrement et qui l’adorait et d’autres encore. Un univers ô combien différent pour un soldat habitué à la vie des camps, au faste des palais ou aux lieux de débauche distinguée ou non. Cela le séduisit plus qu’il ne l’eût imaginé. Peut-être parce que, ce fameux matin, il se découvrait passionnément amoureux d’une femme exquise qui se donnait à lui corps et âme.

Pendant des jours qu’ils ne comptèrent pas, ils vécurent cloîtrés, dans l’émerveillement absolu de se révéler l’un à l’autre.

- Il me semble que je viens seulement de rencontrer l’amour ! Avant vous je ne savais pas ce que c’était qu’aimer… et c’est merveilleux !

- Je l’ai découvert avant vous. Savez-vous que je vous aime depuis un an ?

- Un an ? Ce n’est pas possible !

- Oh si ! C’était avant que vous repartiez pour Dresde. Vous êtes venu chez la marquise de Lambert et elle nous a présentés… mais vous ne m’avez même pas vue !

- Quoi ?… Vous devez confondre ! Comment aurais-je pu ne pas vous voir ?

- Simplement parce que votre esprit était ailleurs. Peut-être auprès de cette belle dame devant la porte de qui ma voiture vous a jeté dans la boue ?